La Revue Française de Psychanalyse

José Bleger : La séance psychanalytique

José Bleger : La séance psychanalytique

José Bleger (1923-1972) est considéré comme l’un des penseurs les plus originaux de l’école argentine de psychanalyse. Il nous livre ici sa conception de la séance psychanalytique dans un texte initialement publié par la Revue belge de psychanalyse, n° 55 (2009), qui nous autorise à le reproduire sur notre site. La traduction a été réalisée par Joëlle Hullebroeck. À noter : l’ensemble du parcours de José Bleger nous avait été présenté par Leopoldo Bleger, dans un article publié dans le numéro de la Rfp de juillet 2017, également accessible sur Cairn en intégralité, et sur notre site de façon partielle.

« … La philosophie qui voulut s’élever vers la compréhension de cette trinité vomit des cercles et des sphères »

Nicolas de Cues[1]

La psychanalyse se configure à partir d’une tâche pratique, concrète, dans une situation déterminée, avec un cadre ou limite[2] défini qui est la séance : deux personnes y prennent place avec des rôles ou fonctions et des buts conscients bien définis. C’est toujours dans la situation analytique que s’enracinent le développement, la rectification et le perfectionnement de la psychanalyse ainsi que l’intégration entre cette tâche pratique et les théories que l’on formule.

Dans un premier temps de l’histoire de la psychanalyse, au moment où la séance psychanalytique s’est configurée comme telle, avec ses propres règles (places respectives de l’analyste et de l’analysant, limitation dans le temps, association libre, etc.), le psychanalyste se voyait comme le « pur » observateur des sciences naturelles[3] (Freud proposa de faire de la psychologie une science naturelle) et, de cette manière, se considérait lui-même comme un écran récepteur de ce qui arrive au patient. La technique qui s’élabore progressivement tente alors d’éviter et de gérer tout ce qui peut interférer dans l’apparition du phénomène et sa perception par le chercheur. Celui-ci se met dans l’attitude d’obtenir que se développe sous ses yeux ce qu’a le patient, comme s’il s’agissait de tirer sur le bout du fil d’une pelote ou de l’extrémité d’un rouleau de papier, en considérant que tout ce qui apparaît existait au préalable dans l’esprit[4] du patient.

Progressivement, à travers l’étude du matériel, des résistances, du transfert et contre-transfert, le thérapeute vit qu’il n’était pas seulement un récepteur mais qu’il était inclus dans la séance et que la conduite du patient pendant celle-ci était la conséquence de sa relation, du lien entre les deux[5].

Désormais l’analyste n’était plus un écran mais bien un acteur, un agent actif de manière inévitable, actif même s’il demeurait passif et inévitablement engagé dans tout ce qui se passait pendant la séance[6].

Voyons les implications de ces deux points de vue concernant la situation analytique et leurs conséquences pour la pratique et la théorie de la psychanalyse[7].

Dans le premier cas, quand on considérait l’analyste comme un récepteur, l’intérêt se centrait sur les « contenus mentaux » du patient, qui étaient considérés comme la conséquence de ce dont le patient avait fait l’expérience durant sa vie; l’étude historico-génétique s’imposa[8].

Tout ce que le patient communiquait existait déjà dans son « appareil psychique » et l’objectif de la tâche était de le faire affleurer, apparaître. Un symptôme actuel, pendant la séance, s’expliquait en fonction de ce qui était arrivé antérieurement à l’analysant. L’émergent était considéré comme répétitif et pré-existant. On étudiait ce qui se passait à l’intérieur de l’esprit de l’analysant selon son développement historico-génétique et non comme émergent de la situation[9].

C’est de cette approche (historico-génético-répétitive) que dérive un apport original de Freud qui est à la source d’une nouvelle psychologie (ou plus exactement qui est à l’origine d’une psychologie scientifique), il s’agit de l’étude de la conduite en fonction de l’histoire individuelle du propre patient et, le tout en termes d’advenir humain[10]. Freud l’exprime clairement comme l’intention qui l’anime dans l’étude sur Schreber: « je devrai, donc, me déclarer satisfait si je parviens à rapporter, avec un certain degré de certitude, le nóud du délire à une origine constituée de motifs connus et humains ». C’est ce que pour notre part nous appelons la (perspective) dramatique[11],[12].

La conduite exprimée, expliquée et comprise en termes de ce qui arrive à l’humain (la dramatique) est le champ propre de la recherche psychologique; la conduite humaine peut être considérée en termes d’événements neurologiques, neurophysiologiques, endocriniens, etc., sans que ces différents champs s’excluent les uns les autres.

La pratique de la tâche psychanalytique s’est ajustée toujours davantage au maniement de la dramatique étant donné qu’initialement Freud utilisait des explications théoriques comme interprétation, ce que nous pouvons déduire de certains de ses écrits[13], ainsi par exemple: « Quand nous nous trouvons sur le point d’attirer à la conscience [du patient] un nouveau fragment, particulièrement douloureux, du matériel inconscient, son esprit critique atteint son plus haut point, et tout ce qu’il était parvenu jusqu’alors à accepter et comprendre de nos théories s’annule en un instant ». Plus tard, on a souligné avec toujours plus d’insistance le fait que dans la formulation de l’interprétation il ne faut pas utiliser de termes techniques ou généralisants ni de constructions théoriques abstraites ; il fallait manier les faits concrets tels qu’ils étaient apparus dans la conduite. C’est ce que nous appelons interpréter dans la dramatique.

Une autre étape importante dans l’histoire de la psychanalyse a été la prise en compte des fantaisies[14] du patient. En faisant cela on a mieux circonscrit, délimité le champ psychique, parce qu’au lieu de considérer objectivement les événements de la vie du patient, depuis l’extérieur, on en est venu à considérer les faits tels que le patient les avait vécus. La psychologie en vint ainsi à se préciser comme l’étude du devenir[15] subjectif des expériences (le monde intérieur). Et malgré les limitations[16] — ou grâce à elles — la formulation et compréhension en termes de « motifs connus et humains » se maintint et la dramatique s’en trouva enrichie sans aucun doute[17].

Progressivement, dans le cours du développement de la praxis psychanalytique[18], il s’est produit un certain divorce ou éloignement entre la pratique et la théorie, dans la mesure où la première utilise la dramatique, alors que la théorie s’est formulée toujours davantage en termes dynamiques[19]. En d’autres mots, la théorie cessa d’être une généralisation ou abstraction de faits et motifs humains pour se baser sur l’étude des forces ou vecteurs, et c’est cela qu’on appelle la Dynamique. Avec les théories dynamiques, la perspective dramatique est un peu reléguée, on assiste à une transposition, au remplacement du fait ou événement humain[20] par des forces considérées non plus comme des faits humains mais plutôt comme des entités ou des choses[21]. Tout spécialement avec la théorie des instincts, la conception dynamique sort du champ de la psychologie pour occuper celui de la psychobiologie et par ce biais s’accentue le divorce entre la théorie et la pratique, entre la dramatique et la dynamique, et entre l’individu et le milieu social[22].

Actuellement nous en sommes venu à considérer systématiquement la séance psychanalytique comme une relation bipersonnelle, durant laquolle la conduite de chacun de ses intégrants est en relation avec les caractéristiques présentes de la situation[23].

Dans cette relation bipersonnelle intervient non seulement ce qui s’exprime verbalement mais aussi la conduite totale de l’analyste et du patient. La conduite de celui-ci est captée par l’analyste en fonction de la situation actuelle dont les deux font partie et, spécialement, en fonction de son schèma référentiel[24]. Il se passe la même chose pour l’analysant face à la conduite de l’analyste.

Quand l’analyste interprète, il surgit dans l’analysant un émergent original qui est propre à l’ici-maintenant-avec-moi, fait qui à son tour est saisi par l’analyste, ce qui constitue de cette manière une spirale qui se développe en permanence et qui comprend trois moments visibles: le matériel du patient (existant), l’interprétation et un nouvel émergent (nouvel existant).

Le contenu manifeste de la relation s’intègre avec le contenu latent dans un processus dialectique dans lequel l’émergent de l’analysant et l’interprétation de l’analyste sont, chacun, des émergents originaux et des moments de la spirale du développement dialectique.

De cette manière, le transfert ne peut pas être considéré comme un phénomène qui « jaillit » du patient et face auquel l’analyste joue le rôle d’écran ou miroir (Fenichel) ou de catalyseur (Ferenczi) où se reflètent les conflits du patient, mais bien comme un champ actif, original et particulier, comme l’est chacun des liens qui s’établit entre deux ou plusieurs personnes dans n’importe quelle situation. Par ailleurs, il faut garder à l’esprit qu’en interprétant le transfert, l’analyste non seulement le signale au patient mais aussi en même temps le crée ou l’intensifie. Le transfert suit la même spirale que n’importe quel émergent parce que, d’une certaine manière, l’émergent est toujours transférentiel[25].

Il se confirme ainsi que le contre-transfert cesse d’être un élément perturbant (dans certaines limites) pour devenir un élément actif, agissant, faisant partie d’une attitude et participant de manière indéfectible et inévitable à la synthèse qu’est l’interprétation[26].

La séance psychanalytique est donc une totalité ou configuration dynamique (Gestalt-Gestaltung) dans laquolle toute modification d’un de ses éléments ne peut qu’altérer la structure totale du champ, parce que tous ses éléments sont interdépendants et — ce qui nous intéresse tout particulièrement — l’émergent qui surgit dans ces conditions est un original de la situation donnée et non la simple extériorisation de quelque chose qui aurait déjà été totalement présent dans le psychisme du patient[27].

Avec cette manière d’aborder les choses on introduit de manière conséquente la dimension sociale — en tant que relation interpersonnelle — dans le champ opérationnel et dans la théorie de la psychanalyse.

Historiquement, on a d’abord pris en compte l’esprit, puis ensuite le corps pour enfin maintenant y intégrer la dimension sociale[28].

Ce qui apparaît à chaque moment de la séance constitue un fait nouveau, original, qui est le produit de la relation dialectique entre le psychanalyste et l’analysant et entre en relation dialectique avec ce qui préexistait dans l’histoire individuelle de chacun d’eux. Chaque moment de la spirale est toujours original et unique; il ne se répète jamais de manière totalement identique[29].

Travailler dans cette perspective implique l’extension du champ opérationnel et de la connaissance de la réalité, et implique que l’on examine rigoureusement les présupposés théoriques en fonction de la tâche concrète dans ce même champ opérationnel[30]. Tout ceci élargit les possibilités de réaliser dans des conditions expérimentales des recherches en psychologie[31]. Le couple patient-médecin forme une Gestalt dans laquelle rien n’est fortuit et ce qui se passe en chacun d’eux est conditionné par ce qui se passe entre les deux et pour la totalité de la Gestalt à un moment donné.

Toute idée qui surgit dans l’esprit du thérapeute ou toute distraction ne « sort » pas du champ opérationnel de la séance mais est une résultante de cette même Gestalt[32].

Nous croyons que la direction dans laquolle il faut travailler dans ce contexte peut se formuler en répétant une phrase de Hegel: « Tout ce qu’on trouve n’est pas trouvé mais produit »[33].

CADRE CONCEPTUEL ET MÉTHODOLOGIQUE

L’analyse situationnelle (dans l’ici-maintenant-avec-moi) se propose d’enquêter sur les conditions agissantes à chaque moment de la situation présente, qui sont celles qui font apparaître, ou émerger, avec le caractère de nécessité, telle conduite déterminée du patient ou du thérapeute, dans n’importe quelle aire où celle-ci puisse se manifester.

Le critère génétique exige de chercher quels événements passés ont produit les conditions qui se configurent dans le présent. La psychanalyse a donné une grande importance, dans la compréhension génétique de la conduite, aux situations vécues dans l’enfance, mais la recherche concernant les conditions immédiatement antérieures à la conduite actuelle fait également partie du critère génétique; ainsi par exemple on inclut dans cette perspective la recherche concernant le schèma de référence de l’analyste. Rien n’empêche que deux moments de la situation présente soient liés entre eux génétiquement; en d’autres mots le critère génétique peut être utilisé et vérifié dans l’analyse situationnelle, à l’intérieur de certaines limites.

Le critère historique se réfère à la recherche de sériation temporelle des événements sans exiger, entre eux, d’autres liens que ceux de la succession dans le temps. C’est le critère utilisé, par exemple, depuis longtemps, dans l’anamnèse psychiatrique.

Le critère évolutionniste étudie le développement des phénomènes avec un mouvement particulier dans lequel le passé devient intègré et dépassé par le présent. Cela constitue une perspective particulière avec laquolle on essaie de comprendre et d’expliquer la genèse et l’histoire d’un phénomène donné.

Le critère dynamique fait dériver les processus psychiques d’un entrejeu de forces. En toute rigueur, c’est ce qui doit être compris par le terme de dynamique, bien qu’on l’applique fréquemment pour signifier le développement, la mobilité et le changement des phénomènes psychologiques.

En conservant son sens exact, il est faisable de réaliser une étude de la dynamique aussi bien à l’intérieur de la dynamique situationnelle que du point de vue des critères génétique, historique et évolutionniste.

Il est possible d’utiliser le critère dramatique, de même que le critère dynamique, dans toutes les perspectives déjà énumérées. Cela veut dire maintenir la description et l’explication des phénomènes psychologiques en termes de situations et de motivations dans lesquelles la conduite elle-même a lieu et est évaluée[34].

Il nous semble nécessaire de clarifier dûment tous ces termes en préalable à une perspective affinée de la recherche ou étude qu’on se propose de réaliser, et ce afin de ne pas tomber dans des confusions faciles. Ces termes ne s’excluent pas les uns les autres, bien que parfois on puisse avoir tendance à un exclusivisme erroné de telle sorte que, par exemple, le critère génétique explique la conduite actuelle comme étant totalement déterminée à l’avance par la « nature » ou des événements antérieurs de l’individu, alors que dans l’analyse situationnelle on tend plutôt à l’exclusivisme tout aussi erroné de considérer par la conduite actuelle comme étant seulement la conséquence des relations mutuelles des objets prenant part à la situation actuelle[35]. La dramatique et la dynamique ne s’excluent pas non plus mutuellement, cette dernière étant la transposition de la première en termes de vecteurs de forces. La confusion surgit quand on prend la dynamique à la place des faits dramatiques ou quand on considère la dynamique comme étant la cause du mouvement dramatique.

 

José Bleger, La séance psychanalytique. in Revue belge de psychanalyse, n° 55 (2009).

 

[1] de Cusa N. (1948). De la docta ignorancia. Buenos Aires, Lautaro. Traduction française: de Cues N. (1930). De la docte ignorance. Paris, éd. De la Maisnie, PUF.

[2] NDT: Bleger utilise ici deux mots, marco et encuadre, qui tous deux sont traduits en français par le terme de « cadre ».

[3] Freud l’a formulé explicitement en 1895 dans l’ « Introduction au projet d’une psychologie pour neurologues » (Óuvres complètes, t. XXII. p. 378; en français: « Projet d’une psychologie », in Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, PUF, 2006, p. 603) et le répète en 1925: « Dans les sciences naturelles, auxquelles appartient la psychologie…» (Óuvres Complètes, t. IX, p. 341; en français: « Autoprésentation », OC XVII, p. 105).

[4] NDT: Nous traduisons en général le mot « mente », qui est proche de « mind » en anglais, par « esprit », bien que ces mots n’aient pas toujours cependant les mêmes connotations et emplois dans chaque langue.

[5] NDT: Le concept de « lien » avait été élaboré par Pichon-Rivière. Voir le livre récemment traduit chez Érès: Pichon-Rivière E. (2004). Théorie du lien. Paris, Érès.

[6] En physique également un tel changement s’est produit dans la relation sujet-objet dans la recherche. « On ne peut récupérer l’objectivité complète entre l’observateur et l’observé qu’en les traitant comme parties d’un système unique… » « quand nous effectuons des observations dans le monde nous altérons celui-ci » (Jeans J. [1948]. Física y Filosofía [Physique et philosophie]. Buenos Aires).

Dans le domaine de la psychologie, la même révision est à l’ordre du jour; Follin et Duchêne, entre autres, ont défendu cette position: « les conditions d’observation modifient l’objet observé… La structure psychopathologique observée est toujours une structure modifiée en fonction de la relation médecin-malade » (Annales médico-psychologiques, 104, 1, pp. 289-295, 1946 en français dans le texte). Jusqu’à présent, seule la séance psychanalytique permet l’étude psychologique de cette relation médecin- patient.

Au fur et à mesure que nous avons avancé dans cette présente étude, nous nous sommes convaincu que ces points de vue peuvent conduire à présenter des points de vue systématiques concernant la consultation médicale.

[7] La passage d’un point de vue à l’autre et ses conséquences entrîne implicitement le passage du formalisme à la dialectique. (Voir à ce propos Hyppolite J. Commentaire parlé sur la Verneinung de Freud. La psychanalyse, 1. Paris, PUF, 1956 références en français dans le texte).

[8] Historiquement, en tant que mise en série temporelle d’événements et de vécus. Génétiquement, en tant que ces événements et vécus passés sont donnés ou acceptés comme factuers causaux de la conduite actuelle (Voir à ce sujet: Kris H. (1946). The genetic approach in psychoanalysis. The Yearbook of Psychoanalysis; Rivière J. On the genesis on psychical conflict in earliest infancy. Developments in psychoanalysis, Rivière J; en français : Développements de la psychanalyse, Paris, PUF, 1966.

[9] Ces deux points de vue s’intègrent et ne s’excluent pas; d’ailleurs il est envisageable de réaliser une étude de la continuité génétique des phénomènes dans le cadre d’une perspective situationnelle. Le caractère répétitif de la conduite était lié avec le point de vue qu’on se faisait de chaque personne, considérée comme un système fermé, sur le mode des systèmes fermés de la physique, et ce caractère répétitif de la conduite conduisait à un type de causalité fermée, dans le sens qu’on n’étudiait pas la conduite dans l’entrejeu de la situation. Bien qu’on ait toujours mis l’accent sur l’élément répétitif faisant partie de la conduite, l’étude génétique en système fermé n’est pas non plus statique mais plutôt évolutive. Dans ce sens, les séries complémentaires introduites par Freud sont de beaucoup en avance sur la forme de causalité mécaniciste en vogue aux commencements de la psychanalyse.

[10] NDT: En espagnol « acontecer » littéralement: ce qui arrive, ce qui se passe, nous avons traduit par « ce qui advient » ou « le devenir ».

[11] Ce concept de dramatique ne doit pas être confondu avec celui de dramatisation des rêves.

[12] Note de L. Bleger: Le concept de « dramatique » est un concept dérivé de Politzer, celui de « dramatisation » est exposé par Freud dans Sur le rêve (1901), Paris, Gallimard, 1988, p. 81 et 139. « La vie dramatique de l’homme » écrit Politzer dans la Critique des Fondements de la Psychologie (Les éditions Rieder, Paris, 1928, p. 23), avec en note: « Qu’il soit entendu une fois pour toutes que nous voulons désigner par le terme ‘drame’ un fait et que nous faisons totalement abstraction des résonances romantiques de ce mot. Nous prions donc le lecteur de s’habituer à cette acception simple du terme et d’oublier sa signification ‘émouvante’ » (les italiques sont de Politzer).

[13] Traduction française : Leçons d’introduction à la psychanalyse, 1915- 1917, t. XIV des Oeuvres Complètes de Freud parues aux Puf (2000). Nous n’avons pas retrouvé la citation exacte qui se trouve à la p. 77 de la traduction espagnole Introdución al psicoanálisis, t. V.

[14] NDT: José Bleger emploie le mot « fantasias », dont le sens et la traduction sont délicats à préciser puisqu’il n’existe pas en espagnol de mots différents pour fantaisie, fantasme et phantasme. Il est probable qu’il s’agit ici de la notion kleinienne de « fantaisie inconsciente », utilisée par la psychanalyse argentine dans les années 1950 et 1960, telle qu’elle a été explicitée par S. Isaacs (L. Bleger).

[15] NDT: En espagnol « acontecer » (voir plus haut.)

[16] Les limitations proviennet essentiellement du fait qu’on se situe au niveau de l’individu isolé, considéré en tant que système fermé, à l’intérieur duquel a lieu un événement psychologique que l’on étudie comme réalité en soi, sans le contexte des situations dans lesquelles a lieu l’événement. Les études de M. Klein sont celles qui ouvrent ce système fermé et le transforment en système ouvert, avec l’étude systématique de l’introjection-projection et des relations d’objet.

[17] Une des études de Freud réalisées systématiquement d’un point de vue dramatique est « Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen » (Oeuvres Complètes, tome III; en français: OC, PUF, tome VIII). À ses débuts, la psychanalyse se développe systématiquement dans cette perspective dramatique; la conception dynamique est postérieure à certaines découvertes importantes de Freud.

[18] La Praxis est le processus de connaître, dans lequel l’action et la pensée, la théorie et la pratique coïncident, et dans lequel il y a un dépassement de l’antithèse — comme disait Hegel — entre « l’unilatéralité de la subjectivité et l’unilatéralité de l’objectivité » (Voir Mondolfo R. [1940] El materialismo histórico en Federico Engels [Le matérialisme historique dans l’óuvre de F. Engels]. Rosario).

[19] Le terme de dynamique a deux acceptions en psychanalyse. Une d’elles fait référence à l’étude de la conduite dans son développement, dans son évolution, et l’autre se réfère au fait de faire dériver les processus psychiques des jeux de forces. On confond fréquemment les deux sens du terme de dynamique et, rigoureusement parlant, son véritable contenu répond à la deuxième acception qui correspond, de plus, au signifié que Freud lui-même lui attribua; on pourrait proposer de nombreuses citations dans ce sens, comme par exemple: « Notre discipline est une conception dynamique, qui fait dépendre la vie animique d’un jeu de forces qui se favorisent ou contrecarrent » (Oeuvres Complètes, t. XIII, p. 197) (Voir également t. XXI, p. 221); en français: « Psychanalyse », OC XVII, p. 291.

[20] NDT: « acontecer », voir plus haut.

[21] « Nous ne voulons pas nous limiter à décrire et classer les phénomènes; nous voulons également les concevoir comme des indices de mécanismes qui fonctionnent dans notre âme et comme la manifestation de tendances qui aspirent à un but défini et travaillent parfois dans la même direction, parfois dans des directions opposées. Nous essayons donc de nous former une conception dynamique des phénomènes psychiques, conception selon laquolle les phénomènes observés passent au second plan, en laissant le premier plan aux tendances dont on suppose que les phénomènes sont des indices » (en français: Freud. Leçons d’introduction à la psychanalyse, 1915-1917, Tome XIV).
Ce phénomène de la transposition pose le problème du substantialisme et de l’entéléchie, dont aucune science ne s’est encore totalement libérée; la transposition consiste fondamentalement à adjuger un « double » ontologique au phénomène (voir J.-P. Sartre, Introduction à l’être et le Néant).
Le phénomène psychologique n’existe pas comme tel avant de se manifester, avant d’être un émergent; de même que le mot n’existe pas, en tant que tel, tant qu’il n’a pas été prononcé, et que la plante n’existe pas en tant que telle dans la graine avant de s’être développée. Ce qui apparaît en tant que phénomène ne peut être considéré, comme tel, comme s’il préexistait en tant que substance.
Sur la transposition dynamique et la concept de force, nous avons le projet de nous en occuper séparément; dans une certaine mesure nous l’avons fait lors du Premier Congrès latino-américain de Psychanalyse, avec « Dramática y dinámica en la teoría de los instintos » (« Dramatique et dynamique dans la théorie des instincts »). Voir à ce sujet S. Bernfeld, « Frued’s earliest theories and the school of Helmholtz », in The Psychoanal. Quart., 13, 3, pp. 341-362, 1944.

[22] Il faudrait faire une distinction entre les théories de champ et des théories totalement spéculatives, comme deux extrêmes qui comptent de nombreux intermédiaires; des premières aux dernières le degré de divorce entre la théorie et la pratique s’accentue.

[23] K. Lewin a distingué le plan de la causalité historique et celui de la causalité systématique ou dynamique. Cette dernière cherche l’explication des phénomènes de la conduite dans les multiples interactions qui se produisent entre les éléments d’une situation déterminèe et jamais dans la « nature » de chacun des étléments pris séparément (Sur l’ensemble des théories de Lewin voir R. Girod, Actitudes colectivas y relaciones humanas (Attitudes collectives et relations humaines), Barcelone, 1956; articles de K. Lewin dans Human Relations, 1, 1, 1947 et dans le tome 3 de Psychologie de l’enfant de L. Carmichael).

[24] Il faut aussi considérer le schéma référential (NDT: il s’agit d’un concept de Pichon-Rivière) comme une attitude qui apparaît ou s’active à chaque moment de la situation, ou bien se conserve de manière inaltérée et stéréotypére.

[25] « On ne peut continuer à soutenir que les réactions de l’analysant pendant l’analyse ont lieu spontanément. Sa conduite est une réponse au cadre infantile et rigide auquel il est exposé. Ceci pose de nombreux problèmes pour des recherches postérieures » et « le transfert analytique doit être défini comme l’adaptation graduelle de l’analysant, par régression, au cadre analytique de type infanitle » (I. Macalpine, « The development of the transference », The Psychoanal. Quart., 19, 4, pp. 501-539, 1950. Sur le problème de la régression: D.W. Winnicott, Int. J. Psychoanal., 36, 1, 1955).

[26] « L’analyste est également soumis au cadre infanitle de l’analyse, dont il fait partie » (I. Macalpine, « The development of the transference », The Psychoanal. Quart., 19, 4, pp. 501-539, 1950).
Parmi nous, sur les problèmes du transfert et du contre-transfert nous devons mentionner les travaux de: E. Racker (Rev. Psicoanal., 1952, 1955); D. Liberman (Rev. Psicoanal., 1956); E. Pichon Rivière (Revue française de Psych., 1952); A. Pichon Rivière (Rev. Psicoanal., 1952); L. Alvarez de Toledo (Rev. Psicoanal., 1954); I. Grinberg. (Assoc. Psicoanal. Arg., mars, 1956).

[27] La séance psychanalytique est composée de nombreux éléments et peut — par conséquent — être abordée de nombreaux points de vue; en d’autres mots, elle peut être examinèe en fonction de différentes variables. Ici. nous reprenons à la Gestalt fondamentalement deux variables: la conduite du patient et celle de l’analyste. On peut trouver un exemple de l’étude d’une autre variable (la situation de changement) dans le travail de A. Davidson, S. Lindsay, E. Rodrigué (Rev. Psicoanal., 1953, 2).

[28] Pichon Rivière, dans ses cours, a présenté de façon réitérée le concept d’aire (1, 2 et 3) pour faire référence, respectivement à l’esprit, le corps et le monde externe, en relation, par-dessus tout, avec la situation des objets pour le diagnostic, la compréhension psychopathologique et son emploi pour ce qui est de la direction ou vectueur de l’interprétation. Garcia Reinoso a publié une « Actualización sobre el problema mente- cuerpo » (« Mise à jour sur le problème esprit-corps ») dans la Rev. Psicoanal., 1956, 3.

[29] Ceci est formulé par H. von Balthasar de façon dramatique: « le “dans- chaque-casmaintenant” qui vient de se rendre présent a la forme aigüe de “dans-chaque-casseulement-maintenant” » (La esencia de la verdad [L’essence de la vérité], Beunos Aires, 1955).

[30] On ne peut pas capter ni traiter le processus dialectique totalement avec le formalisme conceptuel aristotélicien. La phrase que nous citons de Nicolas de Cues se réfère, selon ce que nous en interprétons, à ce qui a lieu quand on souhaite comprendre avec la logique formelle « cette trinité « (la dialectique) d’un processus: on vomit des cercles et des sphères, c’est-à- dire, des systèmes fermés, qui ne font que capter des moments du développement dialectique. Nous pensons nous occuper séparément de ce processus, qui semble s’être présenté également au cours du développement de la connaissance psychanalytique (Sur le « learning » en spirale et en cercle vicieux, voir le prologue de E. Pichon Rivière au livre de F. di Segni, Hacia la pintura; en traduction française: « La communication de l’expérience esthétique », in E. Pichon-Rivière, Théorie du lien, Paris, Érès, 2004).
Avec ce que nous avons exposé ici nous pouvons maintenant mieux préciser les causes fondamentales du divorce entre théorie et pratique en psychanalyse, à savoir:
1° La modalité opérationnelle en psychanalyse se fait dans le cadre de l’ici- mainte-nant-avec-moi (situationnel), tandis que la théorie psychanalytique est, fondamentalement, historico-génétique;
2°La pratique se fait au niveau dramatique; la théorie se développe en formulations dynamiques;
3°La pratique implique le maniement effectif de facteurs en interaction dialectique; la théorie a été exposée de manière prépondérante en termes de logique formelle.

[31] Ezriel (« The scientific testing of psychoanalysis findings and theory », Brit. J. Med. Psychol., 24, 1, 1951) proposa et étudia la question de savoir « jusqu’à quel point la séance psychanalytique correspond à une situation expérimentale, c’est-à-dire une situation dans laquolle on puisse mener à bien des hypothèses et des prédictions scientifiques ».
Hartmann (Die Grundlagen der Psychoanalyse, Leipzig, 1927, traduction de L. Rosenthal) avança de son côté que certains problèmes de la psychanalyse sont accessibles à l’expérimentation. « L’observation des réactions devant l’apparition ou l’absence de certains vécus psychiques et répétés, est analogue à l’expérimentation, mais plus encore l’est la constatation effective de ces altérations qui sont provoquées par une influence délibérée de l’analyste sur le vécu de l’analysant, faite dans un sens déterminé et à un moment déterminé. Ainsi, par exemple, quand il donne ou retient des explications, quand il stimule ou court-circuite le transfert et en général quand il a recours aux multiples formes d’intervention que la situation analytique lui offre ».
On a cherché à confirmer les déductions et théories psychanalytiques dans d’autres disciplines scientifiques (voir par exemple: E.R. Hilgard; L.S. Kubie; E.P. Mindlin, Psychoanalysis as science, California, 1952) alors que ce vers quoi il faudrait s’efforcer, en premier lieu, c’est de corroborer dans son propre champ de travail, où ces déductions et théories s’élaborent. Dans ce sens la distinction établie entre les différents cadres a beaucoup d’importance, parce qu’une recherche ne peut se réaliser que dans des conditions expérimentales sur des faits présents, susceptibles d’observation et de vérification; conditions qui ne se réalisent pas pour les sciences historiques. La distinction entre les cadres permet d’affirmer, comme le fait Fairbairn, que « la technique psychanalytique constitue, en elle-même, une méthode expérimentale valide » (« Theoretical and experimental aspects of psychoanalysis », Brit. J. of Med. Psychol., 2-3, 1952; « A brief reply to professor O’Niel », Brit. J. of Med. Psychol., 26, 2, 1953).

[32] Bien que le terme de Gestalt soit approprié, il l’est de façon non spécifique; la Gestalt psychologique à laquolle nous faisons référence doit être examinée en tant que situation, qui est l’un des éléments de la dramatique.
Situation: « terme utilisé par certains philosophes contemporains, spécialement par Dewey, pour désigner en language neutre telle phase déterminée de l’expérience, un certain ensemble typique de conditions concrètes qui constitute ou détermine tel état de l’activité » (A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie; voir aussi J. Ferrater Mora, Diccionario de Filosofía [Dictionnaire de philosophie], Beunos Aires, 1951).
Susan Isaacs (« Naturaleza y función de la fantasía », in Rev. Psicoanal., 7, 4, 1950; en français: « Nature et fonction du phantasme », in Développements de la psychanalyse, Paris, PUF, 1966) expose « le principe d’observer et enregistrer le contexte », en entendant par contexte « la totalité du milieu dans laquolle celle-ci (la conduite) se développe dans ses aspects sociaux et émotionnels ». Le contexte est, de cette manière, ceque nous acceptons de désigner par situation. A. Miller (Language et communication, Paris, 1956) définit le contexte comme « l’ensemble des conditions auxquelles un individu est soumis à un moment donné ».
Tout phénomène psychologique qu’une personne manifeste est, en réalité, une résultante ou un phénomène à l’intérieur du sujet, [suite à] une situation dont il fait partie (c’est le « je suis moi et ma circonstance » d’Ortega et Gasset). Il n’y a rien — en général — qui ait des attributs, des propriétés ou des qualités en soi ou pour soi; ainsi, par exemple, l’effet d’une drogue n’est pas l’attribut absolu de la drogue mais le résultat d’une Gestalt dont la drogue fait partie, il en va de même pour la signification d’un symptôme ou symbole qui n’est pas un attribut inamovible et fixe; la signification d’un symptôme ou symbole est la signification d’une situation dans laquolle le symptôme ou le symbole est un émergent (À ce propos voir E. Rodrigué, « La actualización » (« La mise à jour »), in Rev. Psicoanal., 4, 1955, 1, 1956).
L’abstraction, l’isolement conceptuel du sujet de la situation est le mécanisme à travers lequel on obtient des significations fixes, inamovibles, stéréotypées, non dialectiques.

[33] Nous devons ajouter que ce qui se produit est, toujours, une résultante nécessaire à un moment défini des conditions données. Ce que nous interprétons par exemple à un patient n’est pas ce que nous choisissons ou décidons mais plutôt ce qui, à ce moment-là, dans cette situation, émerge avec la qualité de nécessaire. Cette perspective ne fait rien d’autre que de prolonger systématiquement le principe de causalité que Freud a appliqué au phénomène psychologique.
Le phénomène psychologique, en tant qu’émergent d’une situation, n’a pas non plus été ignoré par Freud; parmi d’autre paragraphes significatifs il dit, en faisant un bref rappel historique de la psychanalyse et en référence au cas d’Anna O.: « On était parvenu, donc, pour la première fois, à rendre pleinement transparent un cas d’une névrose aussi énigmatique, et tous les phénomènes pathologiques avaient démontré avoir leur sens. C’était, en plus, un caractère général des symptômes, celui d’avoir pris naissance dans des situations qui faisaient partie d’une impulsion à agir… » (Óuvres Complètes, t. XVII, p. 218; en français: Freued, Sigmund et Breuer, Joseph, Études sur l’hystérie, Paris, PUF, 1994).
Il ne nous échappe pas que le concept de situation, comme champ psychologique, requiert des définitions plus précises; dans ce sens il serait utile de l’étudier en relation avec les concepts introduits par von Uexküll, de « Merkwelt » (monde perceptible) et « Wirkungwelt » (monde d’effets), sans pour cela accepter tacitement les théories de ce même von Uexküll, (Ideas para una concepción biológica del mundo (Idées pour une conception biologique du monde), Beunos aires, Espasa-Calpe, 1951).

[34] La théorie des relations d’objet est celle qui correspond le mieux au critère dramatique.

[35] Voir à ce sujet: K. Lewin, « The conflict between Aristotelian and Galileian modes of thought in contemporary psychology », in A dinamic Theory of Personality (New York, 1935) et Principles of Topological Psychology (New York, 1936).
Rickman a commencé ce processus de clarification en appliquant la recherche méthodologique de Lewin à la psychanalyse (cité par Ezriel). Il affirma que la psychanalyse est une méthode anhistorique et dynamique et non une méthode génétique. Pour Ezriel (Brit. J. Med. Psychol., 24, 1951) la méthode psychanalytique n’est pas capable d’apporter des preuves concluantes à propos de la genèse d’une personnalité individuelle particulière durant le traitement. En d’autres mots la méthode ne permet pas de reconstruire un tableau objectif de son passé historique.
Brown (« Psychoanalysis, topological psychology and experimental psychopathology », The Psychoanal. Quart., 6, 2, 1937) a étudié la possibilité d’une coopération entre la psychanalyse et la psychologie dans l’objectif d’une psychopathologie expérimentale, et dit: « La conduite actuelle, dans la psychologie topologique, est toujours dérivée de la structure existante dans le champ psychologique. Pour cette raison, la psychologie topologique est une science anhistorique. Les sciences anhistoriques, comme la physique, n’ont pas besoin de connaître l’histoire des faits qu’on étudie, parce qu’ils sont capables de donner une description dynamique complexe d’un moment de la situation… La psychanalyse est une science historique, c’est-à-dire qu’elle s’occupe de l’effet des expériences émotionnelles passées sur la conduite actuelle. La psychologie topologique ne nie pas que la séquence historique ait une grande importance actuelle.
Elle tente, cependant, de déduire la conduite actuelle du moment précis de la situation ».
Voir également S. Bernfeld, S., « Die Gestalt theorie », Imago, 20, 1, 1934.

 

 

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À consulter sur Cairn : José Bleger : penser la psychanalyse

 

 

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© José Bleger, 1970. Courtoisie de la famille Bleger