La Revue Française de Psychanalyse

« Sur l’institution psychanalytique et la durée de la séance »

« Sur l’institution psychanalytique et la durée de la séance »

« A propos de la scansion lacanienne »

Article de Jean-Luc Donnet, extrait de son livre Le Divan bien tempéré, Paris, Puf, 2002.

I

Dans un travail antérieur sur « la Durée de la séance[1] », je rappelais le caractère structurel du lien entre le processus analytique et les conditions de sa mise en œuvre, et donc le rôle de ces conditions dans la structuration de la névrose de transfert comme dans sa résolution interprétative. La pratique de la scansion agie a été introduite par Lacan vers 1950, et sest développée de la manière qu’on sait. Quoi qu’on en ait dit, elle apparaît bien, dans l’après-coup, comme un motif légitime de rupture au sein du mouvement psychanalytique. D’ailleurs, même si elle s’inscrit dans l’ensemble théorico-pratique lacanien, elle se saisit comme la seule ligne de fracture véritable dans l’évaluation rétrospective des premières scissions intervenues dans l’institution analytique française. Elle le doit à l’ensemble des conséquences éthico-pratico-théoriques qu’elle a entraînées. Elle l’a dû, d’emblée, au télescopage des registres concernés : en même temps que le cadre analytique et sa valence tierce entre analyste et patient, la scansion mobilisait les enjeux symboliques et imaginaires des relations inter-analytiques, mettait en crise les principes institutionnels et de la formation, et impliquait des intérêts matériels et professionnels. Cette collusion des registres a eu, et garde, quelque chose de paralysant, et il est frappant de constater combien la scansion agie a suscité peu de travaux précis, à quel point les discussions à son sujet se perdent dans le glissement de sens, le renvoi dun registre à lautre des réalités concernées.

Sans doute, pour les tenants de la scansion, était-il difficile de partir du constat paradoxal selon lequel la levée impromptue de la séance valait aussi bien pour interrompre la parole vide que pour ponctuer la parole pleine ; ils ont préféré confondre l’acte de cette « levée forcée[2] » avec la problématique de la scansion signifiante qui joue dans la temporalité complexe du processus analytique. Ainsi Lacan se trouvait-il investi d’une sorte de monopole, et les tenants de la séance régulière, dénoncés comme adeptes du chronomètre et du taximètre.

Cette logique projective a pu trouver à sétayer dans un symptôme de lanalyse instituée : celui par lequel les conditions de cadre se trouvent érigées en véritables conditions identitaires, quantifiables. La tendance défensive à rabattre la complexité du processus sur un cadre réduit à son objectivation, nétait pas non plus propice à la difficile élaboration théorico-pratique des enjeux métapsychologiques de tout cadre.

Ce sont les progrès accomplis depuis une trentaine dannées dans cet effort de théorisation qui permettent daborder de manière plus dialectique la question de la durée de la séance, en même temps que les ravages de la scansion agie institutionnalisée la rendent plus actuelle que jamais.

II

Il est vrai qu’il n’y a pas, chez Freud, de théorie expli­citée du cadre. Peut-on, du coup, comprendre ses indica­tions quant à la souplesse empirique dans lapplication des règles techniques, ou quant à la convenance idiosyncrasi­que de telle de ses options, comme un consentement à la liberté de chacun ? Je crois tout le contraire. Cette relativité « restreinte » renvoie bien plutôt à une sorte d’évidence scientifico-juridique du cadre objectivé. La relative neutralisation de l’épreuve de réalité qu’il implique est le corrélat de ce qui permet de définir la psychanalyse comme analyse du transfert. Freud a bien connu la temporalité de la suggestion, miraculeuse et éphémère. Il a vécu le pouvoir, parfois explosif, de la révélation d’une vérité refoulée. L’embarras de la parole devant le mot qui vient ou se dérobe, l’illumination de la prise de conscience qui marquent la psychopathologie de la vie quotidienne sont aussi des phénomènes majeurs de la cure.

Mais enfin, c’est bien Freud qui confère au Durcharbeiten, à la familiarisation avec la résistance, le pouvoir de distinguer la cure psychanalytique de tout autre traitement. Que ce travail doive s’effectuer à deux, en présence du psychanalyste, est consubstantiel à l’option contra-hypnotique de la psychanalyse. En un sens, pour Freud, le cadre assure l’équivalence possible avec une situation « expérimentale » stable, invariante, propice à la continuité d’un travail « comparatif ». L’engagement réci­proque dans un cadre aussi « intensif » inscrit le travail de la cure dans un pas à pas – à travers progrès et régrés, détours et percées – qui dessine une proportionnalité plausible entre la cause et l’effet, la fin et les moyens, le bras de levier et ce qu’il doit soulever. On reconnaît là l’importance du point de vue « économique ». Mais la rigueur de ce cadre est à la hauteur de ce qui fait de la méthode – le couple association libre, écoute également flottante – une haute gageure. Les six séances d’une heure du cadre originel reflètent la « considération » accordée à la névrose, à lopposé du mépris magique que suppose tout désir de raccourci. Le cadre est une « matérialisation » de cette considération, et il signifie la conviction selon laquelle, dans ces conditions, le névrosé peut en venir à se sentir responsable de sa réalité psychique.

La spécificité du Durcharbeiten, c’est le respect du temps : le postulat quil nest pas de temps mort ou inutile ; seulement des pauses, des respirations, des scansions internes et des maturations.

On sait comment la description de la compulsion de répétition viendra interroger cette perspective temporelle, en même temps que le principe de plaisir entrait en crise.

Mais l’indécidable de la fonction de cette compulsion, dont l’effet ne se révèle qu’après coup, viendra plutôt approfondir l’enjeu traumatique dans et de la séance que pousser à un allègement du cadre. Si la répétition agie s’avère capable d’utiliser l’arène du transfert avec une « fidélité indésirée », elle risque d’être d’autant moins repérable et interprétable que les désirs masochistes du patient – son besoin de punition – trouvent pâture dans les agirs de l’analyste. On sait comment l’ubiquité de la culpabilité inconsciente, la forme de sa résistance, viennent ruiner la pertinence de la première topique (l’inconscient comme système) et conduisent Freud, à la fois, à la deuxième topique et à l’hypothèse de la pulsion de mort. Je n’en retiens ici que ceci : l’économie de la cure se déplace du côté des conditions de constitution du « principe de plaisir » (modifié), de l’intrication première des pulsions de vie et des pulsions de mort dans un masochisme « gardien de la vie psychique ». La construction de l’objet – au travers de la réponse à la projection primaire – n’en devient que plus « vitale ». C’est dans un tel contexte que la fonction primordiale du cadre pourra apparaître – après-coup –, comme une « concrétisation » intuitive des conditions pré-symboliques de l’interprétation symbolisante. Le cadre soutient le mouvement narcissique d’intégration, de subjectivation silencieuse qui œuvre en deçà et au-delà des proférations. II est là pour que l’interprétation puisse être efficace et bénéfique, et parce qu’elle peut être futile ou maléfique.

Comme toujours, ce sont les cas pour lesquels la situation s’est révélée inadéquate qui ont conduit à « réfléchir » le cadre pour en révéler les attendus latents. Il s’est produit un phénomène d’écho entre ce qui se donnait au départ comme une « surface de travail », à conventionnalité simple, point de départ d’une cure, et ce à quoi renvoie l’achoppement éventuel – mais aussi le moindre incident de cadre – quant aux failles de la constitution du sujet. Je nai voulu ici que suggérer à quelle théorisation implicite renvoyait, chez Freud, « l’évidence » des paramètres, sans doute nécessaire à l’invention même de la situation analytique.

III

Je voudrais tenter de préciser maintenant pourquoi la séance longue et régulière me paraît opportune, quasiment nécessaire. Jenvisagerai successivement :

  • la durée longue, régulière ;
  • la conventionnalisation de la fin de la séance.

1/ J’ai souligné que la tenue de la durée était une condition du déploiement intelligible, naturellement subjectivable, des phénomènes que la méthode freudienne rend « accessibles » (et qui sont « presque inaccessibles en dehors d’elle ») – je cite P. Aulagnier[3] : « La série associative exige qu’un temps lui soit laissé ; elle se lie à la présence de l’analyste, n’obéit jamais au hasard ou au pur jeu de signifiants. L’analyste accepte d’éprouver son écoute au respect du discours qu’on lui offre, qui exige, plus qu’aucun autre, que lui soit laissé le temps de souffler, de s’arrêter, de divaguer, de reprendre, de comprendre, et ce dans chaque séance, sans sanction et sans prime. » Cette description me semble particulièrement répondre au Durcharbeiten freudien, à cette dérive, cette errance, vécues comme telles, délivrées de toute représentation-but consciente. Cet état d’esprit que seuls rendent possible le transfert positif modéré et l’atmosphère de confiance, est une pré-condition basale nécessaire pour les surprises fécondes, les insights sub-traumatiques. Elle est le fonds qui permet au moi de se déprendre, de s’approprier l’étranger familier, d’introjecter la pulsion – clef de voûte économique de la cure ; de vivre et de dire le transfert négatif (érotique ou agressif) qui est son enjeu interprétatif le plus crucial. La durée longue et régulière est faite pour soutenir la concentration sérieuse, l’oubli des repères théoriques ou groupaux, l’immersion dans un « suspens » qui fait comme « frôler » l’intemporalité de l’inconscient. Toutes conditions opportunes pour que les rythmes des déliaisons et des reliaisons, les éprouvés affectifs conduisent le patient à se fier à la valeur signifiante de ses modes de résistance, à les percevoir avant de les subjectiver ; il s’agit essentiellement, pour lui, d’investir positivement une passivité réceptrice à légard tant de ses sensations endo-psychiques, que de l’écoute de son dire.

La « transitionnalisation » de la temporalité, caractéristique du playing winnicottien, me semble une référence précieuse. Le « jouer » crée, trouve ses propres règles, à la limite dans une solitude en présence de la mère, complice : sa précarité fait son prix. Mais si le patient parvient à risquer son narcissisme au jeu du transfert, c’est parce que le suspens de l’agir chez le psychanalyste, est l’étayage de la régression féconde et de trocs narcissiques peut-être avantageux ; ainsi lanimisme omnipotent, en venant au jour, se restreint sans jamais disparaître.

La séance longue prend donc son temps, laisse le temps au temps. Elle ne prétend pas ruser avec l’inconscient – car le masochisme « peut » déjouer toute ruse ! – mais se veut propice à l’écoute du silence et de l’indicible, comme à celle des bruits de fond. Elle entend respecter la pluralité des temporalités à l’œuvre dans le psychisme, en particulier de par son lien au corporel, au pulsionnel. Elle est prête à les prendre en compte toutes. Jai été frappé par une formulation de M. Serres : « L’organisme est un bouquet de temps, un échangeur des temps ». Le psychisme encore plus.

Du côté du psychanalyste, la durée longue sous-tend la réalisation la plus pleine de « l’attention également flottante », avec la suspension de toute visée et la fonctionnalisation de la pensée contre-transférentielle. Elle est, aussi, ce par quoi se manifeste de la manière la plus immédiate, puis se signifiera de la manière la plus véridique, neutralité et bienveillance.

La séance longue et régulière entend donc accueillir et recueillir une pluralité de logiques temporelles. Bien entendu, elle n’ignore pas la discontinuité ; elle ne nie pas que lémergence signifiante, le temps métaphorique (Neyraut) sont des moments marquants ; elle ne néglige pas, en ce qui concerne l’effet interprétatif, limportance du moment opportun, du choix qu’il implique. Elle connaît la tension particulière qui surgit de l’embarras de parole : Freud ne l’a-t-il pas pointé comme l’indice infaillible d’une résistance de transfert ?

Mais la logique freudienne ne voit aucune raison de lier ces discontinuités processuelles, ces scansions internes à une levée de séance, cest-à-dire à un télescopage du sens et de l’acte[4]. Quoi qu’il arrive, la séance continue.

Jajouterai encore que, pour moi, la séance longue-régulière est corrélative d’une activité interprétative soutenue, à lopposé du mutisme qui fait tant de ravages dans la psychanalyse française ; que la séance freudienne a son centrage non dans le langage, mais dans la relation du langage au hors-langage ; qu’il résulte de l’équilibre oscillant entre la parole et la pensée « hallucinatoire », les représentations-choses visuelles émanant de l’animisme primitif ; que la parole, enfm, y joue le rôle d’une médiation oscillante entre pensée et action, qu’elle est tantôt acte, tantôt acte de renoncer à l’acte.

2 / La conventionnalisation du terme de la séance exige une argumentation délicate car d’emblée « comparative ».

a) Je partirai de la position de P. Aulagnier critiquant la scansion agie :

« La tendance du sujet en analyse le pousse à une interprétation transférentielle de tout ce que lanalyste peut dire ou faire. Sa tentation permanente est de trouver dans le réel ce qui viendrait confirmer la vérité de ses projections. La levée « non réglée » de la séance appelle deux réponses possibles :

  • ou bien elle est ressentie comme une conformation transférentielle, principalement masochiste, barrant la route à l’interprétation de son transfert propre ;
  • ou bien le patient interprétera la variation comme une réponse au contenu manifeste de son discours, et il est souvent proche de la réalité. L’analyse est impossible puisque l’association n’a plus à voir avec l’ignoré du transfert mais obéit à un impératif de séduction. »

Aussi, pour P. Aulagnier, la fixité du temps de séance aurait deux vertus :

« Témoigner au patient que nous ne privilégions pas tel ou tel contenu manifeste.

« Prouver au patient que, quoi qu’il dise, fût-ce le rien ou le silence, il garde le droit à notre écoute. Cette écoute sinterrompt au nom dune règle partagée et cette interruption ne signifie rien quant au plaisir ou au déplaisir de l’analyste face à ce discours. »

On voit que P. Aulagnier ne craint pas de faire jouer leur rôle aux processus secondaires dans le « jeu de la conviction » propre à la méthode analytique. L’essentiel est sa conclusion : « La levée (fixée) de la séance ne se donne pas comme liée au bien présumé du patient ». Et jajoute : à son mal non plus !

b) Peut-être ces lignes de P. Aulagnier mettent-elles l’accent trop immédiatement sur une conflictualité transférentielle de la fin de la séance ? Je veux d’abord insister sur le fait que la séance longue[5] et régulière débouche sur une fin qui se donne et se vit le plus souvent comme simple pause, suspension. Elle met implicitement l’accent sur le « à suivre », sur l’après-coup tel que l’histoire de sa cure en permet progressivement au patient lappropriation

Dans cette perspective, la volonté, la décision de conférer systématiquement à la levée de la séance une valeur signifiante, apparaîtraient aussi incongrues, intempestives quune « suggestion conclusive » telle celle qui intervenait à la fin de la séance hypno-cathartique. Mais cette neutralisation, on va le voir, ne concerne que l’agir délibéré, intentionnel du psychanalyste. Elle exclut simplement pour le patient et l’analyste l’obligation de donner sens à la fin de séance.

c) Naturellement la fin de la séance peut constituer un temps marquant ; à vrai dire, tous les phénomènes liés à ce terme, qu’ils soient ou non conflictuels, apportent leur contribution au processus analytique ; de la même façon que peuvent être prises en compte les manifestations d’après-séance dans les remaniements subjectifs d’une séance à l’autre. Comment un analyste pourrait-il méconnaître l’intérêt et la complexité de ce qui se joue entre la séance et le hors-séance ?

Il n’en reste pas moins vrai que la levée de séance implique l’acte : la « neutralisation » du terme n’exclut pas en fait sa conflictualisation transférentielle. Et je ne crois pas que l’élaboration interprétative de ses enjeux dépende uniquement, ni directement de leur « irréalité », démontrable grâce à l’existence d’une règle objectivée. C’est pourquoi la conventionnalisation du terme ne mérite pas l’imputation « d’obsessionnelle » dont on la qualifie pour des besoins surtout projectifs. Non pas que la dimension obsessionnelle soit à proscrire ; qui niera que certains moments transférentiels ne sont accessibles que par et dans un cadre quasi-ritualisé ? Mais, dès lors que l’analyste ne place pas un réveil bien en vue, sonnerie réglée, pour annoncer la fin de la séance, c’est bien lui qui donne le signal, et, ce faisant, il passe à l’acte. En ce qui me concerne, je ne le fais pas avec une précision « chrono-métrique », ce qui implique que je tiens compte, de manière limitée, de ce qui se passe. Faut-il considérer qu’il y a mini-scansion agie ? Eventuellement oui. Mais pas obligatoirement. Ce qui mamène à reprendre une notation importante de P. Aulagnier : « L’interruption terminale de la séance est vécue, de manière le plus souvent nuancée[6] comme ce qui, du pouvoir de l’analyste, s’inscrit dans le réel. Au moment où je me lève, je dépossède le sujet, j’interromps le privilège d’un mode particulier d’activité psychique. Il y a à la fin de la séance un agir qui conjoint et disjoint le psychanalyste en tant qu’objet transférentiel et le psychanalyste comme garant de la fonction analytique. Cet agir fait frontière entre la séance et le hors-séance : dans l’espace de la séance, c’est une frustration ; dans l’espace du hors-séance, c’est l’application d’une règle exigée par la réalité. Métaphoriquement, entre l’acte de se taire, et celui de se lever du divan, l’analysant est confronté à la superposition de ces deux images, qu’il va séparer plus ou moins en nous tendant la main. »

Nous sommes là au cœur du problème, et de redoutables difficultés métapsychologiques dans lesquelles je ne pourrai entrer[7]. Je retiens les points suivants :

  • La disjonction la plus naturelle, la plus subjectivante entre deux « représentations » de l’analyste (gardien de la fonction, objet du transfert) se produit, en cours de séance, comme une conséquence dune interprétation réussie : le psychanalyste, en interprétant le transfert conjoint-disjoint les deux représentations.
  • La disjonction qui intervient à la fin d’une séance à fin conventionnalisée, par contre, s’étaye sur le rappel de la conventionnalité de la situation. L’épreuve de réalité implique de « surmonter[8]» un certain mode de penser, comme on se « réveille ».
  • Il apparaît que, sous certaines conditions, la « conjonction » dont parle P. Aulagnier, peut avoir une valeur structurante, positive. Ces conditions sont claires : il faut qu’elle soit fugitive, et grâce à cela, vécue de « manière nuancée ». Alors la conjonction ouvre sur une fonction métaphorisante Elle conduit le sujet à différencier souplement les deux enjeux de la fin de séance :
  • L’un concerne le changement « d’état d’esprit » requis par la cessation de l’étayage sur le cadre qui lie la pensée associative à une réponse virtuelle purement interprétative, radicalement a-surmoïque. Lappropriation subjective de ce changement contribue à la capacité d’une « régression au service du moi » spécifique au site analytique.
  • L’autre concerne la fin en tant que signifiant transférentiel de toutes les « fins » possibles (menace et/ou promesse), et éminemment de la castration. L’étayage réciproque de ces deux registres implique leur discrimination symbolisée[9].
  • Ce qui se joue ici entre le représenter et lagir concerne donc la relation de l’interprétation et du cadre, et tout spécialement la « violence » de l’interprétation. Lécart est minime entre ce qui peut « assurer » la topique introjective et ce qui viendrait solliciter pernicieusement l’identification aliénante. La séance longue à fin conven­tionnalisée « assure » le caractère fugitif et nuancé de la conjonction, ce qui la rend sub-traumatique et préméta­phorique. Pour cela, elle se résigne donc à en faire un phénomène éventuel, occasionnel, en quelque sorte facultatif : c’est son option[10].

3 / On aura compris, jespère, que la conception que je me fais du cadre, et en particulier de la durée longue et fixe pour la séance, exclut d’en faire une « idéalité ». Le cadre, quel quil soit, a une ombre portée intrinsèque. Il nest pas sans pré-découper et pour une part structurer les phénomènes qui vont advenir. Il faut donc tenir compte de la tendance inéluctable à l’autovalidation : l’évaluation comparative se heurte, parmi d’autres, à un obstacle essentiel : le « profit » de la scansion agie est immédiat en termes d’argent, de pouvoir de recrutement ; celui de la séance longue et régulière diffère, concerné par la qualité des introjections.

Je ne m’attarde pas sur cette clinique du cadre. Il est bien clair que la durée longue et fixe « organise » la tem­poralité de la séance, qu’elle ne saurait être « neutre ». Je ne vois aucun inconvénient à reconnaître qu’à l’occasion, cette ombre-portée peut être gênante, constituer un frein.

Mais cette clinique fait partie intégrante de la théorie de la technique. Certes, à l’origine, le cadre freudien s’est voulu garant d’une sorte de neutralité contra-hypnotique, d’une objectivité pure : il étayait la règle fondamentale conçue comme délivrant des « préconceptions » et des « préjugés ». Mais il y a bien longtemps que nous assumons les ambiguïtés du cadre, son « activité ».

Le cadre « classique » ne peut donc être conçu mainte­nant que comme le meilleur compromis possible, visant l’optimisation, à valeur générale, des contradictions dans lesquelles se déploie le processus analytique :

  • entre prédictivité et événementialité ;
  • entre objectivation et subjectivation ;
  • entre économique et symbolique.

L’essentiel est peut-être ceci : le cadre est une sorte de fixateur » de la théorie : en « matérialisant » son attente, il la réduit, et soutient au mieux sa déhiscence nécessaire en séance.

La durée longue et fixe me semble contenir la conventionnalité nécessaire et suffisante, minimale, pour que le processus analytique se délivre, autant que faire se peut, des pesées extrinsèques. Et surtout, elle me paraît la plus propice à la saisie de sa propre ombre portée, comme de ce qu’elle « offre » aux répétitions transférentielles. Elle permet au psychanalyste attentif à cette ombre, de déceler et d’interpréter les identifications du surmoi inévitablement mobilisées par et projetées sur le cadre.

On comprend donc que l’existence de cette « ombre portée » n’appelle à aucune modification agie soutenue par le fantasme d’un cadre sans ombre. Au contraire, l’élaboration contre-transférentielle de tels désirs d’agir, mobilisés par tel contexte transférentiel, est précieuse : elle s’étaye sur l’intangibilité du cadre.

IV

Il me semble que j’ai déjà commencé à parler de la séance à durée variable, interrompue à l’initiative de l’analyste. Et, comme elle sera exposée par ailleurs, je nentends insister ici que sur ses conséquences inter- et extra-analytiques, en tant que pratique instituée.

A / Peut-être auparavant puis-je évoquer le contexte « technique » dans lequel je situerais personnellement la scansion agie, en tant que pratique « occasionnelle » :

Elle m’évoque une modalité d’agir qui m’est familière : j’ai acquis une certaine expérience de l’abord de l’adolescent ; et à travers elle, une perception particulière du mode d’être adolescent dans les cures d’adultes : je pense en particulier à la tendance à attaquer le cadre, et à exiger une « réponse » autre quinterprétative. Jai été amené à utiliser, assez souvent, un registre de type « psychodramatique », sous la forme d’une sorte de « théâtralisation » du rôle que l’on semblait vouloir me faire « jouer ». Cette mise en acte a une finalité double :

  • resubjectiver, paradoxalement, ma position d’analyste ;
  • utiliser l’agir pour symboliser l’agir, ce qui est caractéristique de l’acte ludique.

Un tel agir semble parfois utile pour revivifier une relation devenue de pure exclusion entre l’interprétation et l’action. Il s’agit en fait d’une technique de « symptomatisation » de la résistance, dont les risques sont ceux de toutes les techniques actives, répertoriés depuis Ferenczi.

Les agirs de l’analyste sont donc, soit inévitables (en cas dimpasse déclarée de la situation), soit éventuellement, opportuns. Pour moi, leur « considération » théorico-pratique n’est consistante que s’ils sont ponctuels, et leur fonction virtuelle située par rapport à un processus quelle vise à « restaurer » – retrouver. Ces agirs occasionnels ne peuvent prendre sens – notamment quant à leur implication contre-transférentielle – que parce qu’ils transgressent un cadre établi et des repères éprouvés. La variante renvoie dialectiquement à une typicité.

Je tiens donc à souligner que je ne suis pas allergique aux standards, qui ne se confondent nullement avec la tabouïsation[11] des règles : la singularité de toute cure, comme celle d’une pratique d’analyste n’ont rien à voir avec la manipulation caractéropathique du cadre.

B / La « levée de séance » impromptue, dite scansion agie, appartiendrait donc, selon moi, au registre des techniques actives, et pourrait être un recours virtuel dans certaines impasses. Je limagine indiquée, par exemple, dans certaines « perversions de transfert », où l’analyste et son cadre se trouvent fétichisés, où l’interprétation est dévitalisée par le surcodage et le marquage « en miroir » de l’objet. En réintroduisant de l’agir, de l’événement, la scansion déjouerait le piège d’une symbolisation close, clivée, se déroulant dans le registre du « comme si », d’un jeu trop réglé et, du coup, inerte.

Je reviens sur ce que je disais tout à l’heure : la disjonction de l’agir et du représenter sur laquelle repose le travail analytique, n’est efficiente que tant que le non-agir reste investi comme acte de renoncer à l’acte. Lorsque cette disjonction coïncide avec un clivage du moi, le conflit perd sa dynamique, et la parole se trouve disqualifiée car dépouillée de son ambiguïté analytique, de l’oscillation qui la fait médiation entre pensée et action.

Dans un tel cas de figure – la scansion agie comme variante ponctuelle –, il serait absurde de lui reprocher ce quelle serait : un agir risqué. Le risque majeur est évident : celui d’un acte réussi d’avance (M. Neyraut), légitimé automatiquement par son après-coup. Mais nest-ce pas la rançon à payer chaque fois que le psychanalyste, en agissant, entérine une faiblesse du sens, du pouvoir de l’interprétation ? La scansion agie ponctuelle, comme toute variante active, serait un apport de suggestion, avec sa vertu et son défaut. Il est vrai que la suggestion n’est pas magiquement exclue de la pratique analytique : celle-ci vise à en présentifier les enjeux pour leur dépassement interprétatif.

La scansion agie occasionnelle pourrait donc être analytiquement dynamique parce que « anti-analytique ». De la même façon, je pourrais imaginer en fin de cure, une levée variable, comme on réduit, parfois, le nombre des séances (Technique de « désanalysé ») : mais cette levée ferait inévitablement, alors, l’objet d’une « connivence » entre analyste et patient, ce qui la dépouillerait en grande partie de sa valeur d’acte, en la conventionnalisant. Pour que les choses soient bien claires, j’ajouterai ceci :

Dans le courant d’une analyse qui marche, il se produit souvent une scansion interne, où l’effet de vérité surgit entre le patient et l’analyste. La levée de la séance, inter-venant au moment d’une réussite du sens, ne comporterait sans doute pas grand inconvénient. Mais :

  1. Comme je l’ai indiqué, elle ne présente pas, non plus grand intérêt car la poursuite de la séance nenlève rien à l’effet, à l’impact de l’interprétation réussie ; et la « vertu » de la scansion ne vient-elle pas de la violence qu’elle implique, du pari qu’elle prend de souder le sens (non advenu) et l’acte ?
  2. Par contre cette levée « bénigne » enferme pour toujours le patient et l’analyste dans l’obligation d’une échéance signifiante. Je montrerai tout à l’heure l’ombre portée de ce supplément de cadre. Il est donc important de prendre en compte les effets de conventionnalisation implicites de la variation du temps de séance, au lieu de se « fixer » sur la conventionnalité du terme, explicite,

Telles seraient donc mes bases de départ pour une discussion « strictement » analytique à propos de la durée de la séance. C’est une discussion dont je ne doute pas qu’elle pourrait mapporter matière à réflexion, tant il est vrai que toute expérience « étrangère » peut nous enrichir. C’est une discussion qui exigerait, elle aussi, un cadre bien établi, des conditions de parole définies.

C / Mais les problèmes posés par la séance variable changent d’échelle et de nature, dès lors qu’elle s’inscrit dans l’histoire d’un mouvement, prend valeur identitaire, devient une pratique « collective », et produit, comme il est inévitable, la tradition qui la prescrit en même temps que la théorie qui tend à la valider.

La scansion agie est devenue dans, pour, et par le mouvement lacanien, une alternative véritable à la séance « classique ». Bien plus : à son pôle radical, la scansion agie, incluant la tendance à la séance brève, se donne comme le paradigme nouveau d’une psychanalyse prétendument dégraissée de ses scories moïques et de ses compromissions adaptatives, et portée à son grain le plus pur – et l’on se souvient que la psychanalyse « pure », pour Lacan, était la didactique.

Comme le temps me manque pour « faire de l’histoire », je partirai dun phénomène actuel perceptible et qui me semble particulièrement significatif.

Il semblerait que s’explicite publiquement, dans le mouvement lacanien, un clivage entre les tenants de la scansion radicalisée, et ceux qui la dénoncent.

Or, comment s’articule cette critique, par exemple sous la plume de J.M. Dor[12] ? Elle opère la collusion entre deux reproches distincts :

  • les séances courtes sont « techniquement » inadéquates ;
  • et elles sont devenues un « nouveau standard ».

Pourquoi cette collusion ? Pour répondre à deux objectifs : d’une part, « sauver » la pratique de Lacan (« l’originaire ») en faisant valoir que la scansion référait, chez lui, à une séance à durée variable, où donc, la séance « raccourcie » renvoyait dialectiquement à la séance « longue » ; dautre part, commémorer et pérenniser ce qui serait le point d’honneur, le « schibboleth » lacanien : le refus des standards. Trente ans après : « l’étendard » de Lacan contre « les standards » de l’API !

Cette défense plutôt idéalisante de la séance à durée variable paraît exiger :

  1. Le déni de ce que la scansion agie s’est traduite empiriquement et inexorablement par l’augmentation parallèle a) du raccourcissement (statistique) des séances, b) et du nombre des patients (et chez Lacan au premier chef).
  2. Le refus de prendre en compte la pesée structurelle de l’institutionnalisation comme si les prescriptions – grâce au besoin à leur paradoxalité – pouvaient échapper à l’indice d’identification surmoïque inhérent à toute for
  3. Enfin l’idée – le fantasme ? – que la séance à durée variable échapperait par définition, par essence, à l’institutionnalisation, au standard surmoïsant, etc. Elle pourrait, elle, n’avoir aucune ombre portée, notamment temporelle : la « variation tournante » pourrait permettre de sauter par-dessus l’ombre du cadre, réalisant une sorte d’idéalité À chacun, à chaque fois, selon ses besoins ».

D / Il me semble donc que les exigences « identitaires » de cette défense viennent grever la prise en compte de la réalité, notamment historique. Elle semble pécher de prime abord par le défaut d’une réflexion sur le cadre : mais ce cadre, ne l’exclut-elle pas d’emblée, parce qu’il aurait partie liée avec « le standard[13] » ?

Je men tiendrai aux trois remarques qui suivent :

  • / La tendance très généralement constatée qui mène de la séance variable à la séance brève est-elle structurelle ? Je crois que oui. La pratique de la scansion ne peut pas ne pas privilégier le temps métaphorique, le moment fécond, le battement du signifiant, sur le modèle du lapsus, du mot d’esprit, du gag. Sa logique, sa pente, sont le raccourci ; par rapport à lui, la séance est toujours « déjà trop longue ». Si moment de conclure il doit y avoir, comment la fonction de la hâte ne serait-elle pas là d’emblée ? Au fond, plus la scansion intervient « tard », moins elle fait enjeu, plus elle se rapproche de la signifiance qui caractérise éventuellement la séance longue et fixe.

L’efficace de la scansion ne se mesure-t-elle pas, à la limite, au temps qu’elle « libère » dans l’emploi du temps ? Il me semble que la séance mi-longue avec fourchette à scansion terminale – compromis fréquent – na guère dautre intérêt que de manifester la liberté du psychanalyste à l’égard du chronomètre[14]. Dans la logique de la scansion, c’est la séance longue occasionnelle qui devient un agir, un agir dont le sens est surtout de remettre à l’heure une horloge qui toujours avance, pour lui permettre davancer.

Je crois donc que l’enjeu de la scansion pousse à sa radicalisation : le changement de la synchronie signifiante est une mutation instantanée, la secousse néguentropique même ! Prétendre en maîtriser, en contrôler la survenue, la « mettre en séance », c’est rencontrer la fascination de se rendre maître du temps, et les complicités qu’elle suscite.

De manière plus concrète : comment la variation ne jouerait-elle pas dans le sens du raccourcissement, si la « levée » est condamnée à être signifiante ? Il n’est évidemment pas possible de signaler conventionnellement au patient une interruption non signifiante. Aussi, la première occasion « plausible » est-elle à saisir : l’occasion fait le larron !

II faut donc conclure : la variation, c’est l’abréviation. Encore ne me suis-je placé ici que dans une logique interne à chaque séance. Mais si l’on prend en compte la pression des « intérêts de clientèle[15] », qu’on pourrait d’ailleurs aussi bien placer en premier, la tendance devient proprement irrésistible. Peut-être existe-t-il des adeptes de la scansion agie qui reçoivent un patient tous les 3/4 d’heure ? Je souligne que la discussion avec eux serait tout autrement cadrée, et que ce cadrage naurait pas une fonction moins nécessaire à l’échange inter-analytique que celui de la séance pour le processus analytique.

2 / Ma deuxième remarque concerne le lien entre la séance scandée-brève et laccélération de la reproduction des analystes dans le mouvement lacanien. Dans un premier temps, je ny ai vu quun phénomène « extrinsèque » : la séance raccourcie multiplie le nombre des analysants possibles : conjuguée avec le succès culturel de Lacan et la dérégulation institutionnelle, elle pouvait rendre compte, en quelque sorte mécaniquement, dune prolifération galopante[16].

Réflexion faite, ne faut-il pas envisager un lien plus structurel ? N’y a-t-il pas une relation directe entre le raccourci de la séance et le raccourci du passage divan-fauteuil ? En 1978, je soulignais – en reprenant la description classique de Balint – que si la séance longue et régulière pouvait favoriser l’ocnophilisme (l’accrochage à l’objet), la dépendance régressive, la séance scandée contenait un risque plus grave : celui du philobatisme acrobatique, c’est-à-dire d’une autonomisation « héroïque », maniaque, faite pour séduire l’objet, ou pour le mimer. L’os majeur de la scansion est l’identification à l’agresseur-séducteur, dans un registre narcissique inélaborable. Lacan a dénoncé le thème de l’identification à l’analyste comme « fin » de la cure. Il est vrai que la valeur défensive de cette identification est plus cruciale encore dans l’analyse de l’éventuel futur analyste, puisqu’il s’agit d’y analyser le désir d’être (comme son) analyste, et de démonter les identifications surmoïques-idéales.

La rapidité du passage divan-fauteuil qui court-circuite une bonne part de cette élaboration me paraît une « réponse » identificatoire à l’agir de la scansion, dans la célébration du temps gagné. Ce passage à lacte pèse sur la formation ultérieure car une part de l’identification psy­chanalytique reste d’emprunt, visant au contrôle omnipotent de l’objet. L’important, surtout, est que beaucoup de ces analystes prématurément définis restent, à certains égards, définitivement prématurés : de ce fait, voués à transmettre cette identification d’emprunt, par le biais le plus court.

Ce phénomène mimétique, qui tend à produire du même jusqu’à l’identique, pèse, bien entendu, sur toute formation analytique. N’a-t-il pas marqué, très visiblement et parfois jusqu’à la caricature, la filiation lacanienne ? La « différence » subjective, brandie comme emblème, viserait-elle à exorciser cet excès de ressemblance ?

3 / Ma troisième remarque est à mes yeux la plus importante.

Comment ignorer que « l’effet de cadre » de la séance variable est infiniment plus envahissant, encombrant, que celui de la séance longue et régulière ? Le postulat de la « levée signifiante », bien loin d’alléger le cadre, comme on l’a prétendu, constitue bel et bien un supplément de cadre, un « encadrement » d’autant plus contraignant qu’il est insidieusement méconnu[17].

Je vais tenter de l’illustrer à partir de deux expériences personnelles :

  1. La première est celle d’un bref dialogue de coulisse avec un estimé collègue lacanien. Le voici, tel que, puis commenté après-coup.

J.-L. D. : « Comment procèdes-tu, pratiquement ? »

X : « Je ne regarde jamais ma montre pendant les séances (I)…. [pause]… Évidemment, il arrive que les patients attendent, parfois longtemps… mais ils acceptent, ou ils nacceptent pas. Ils sont prévenus (2).

J.-L. D. : « Mais si tu ne regardes pas ta montre, tu regardes bien ton agenda pour donner rendez-vous. Combien de temps prévois-tu entre chaque rendez-vous ? »

X : Ah ! Il m’arrive de donner deux rendez-vous à la même heure (3, 4, 5).

[Dialogue interrompu.]

Commentaire. (1) Je suis plutôt épaté par la première réponse de mon collègue. Comment ne pas être « séduit » par la suspension du « temps de la montre », si conforme à l’idéal. Ne sais-je pas trop bien quelle contre-résistance je manifeste parfois en regardant ma montre ?

(2) Jai dû laisser paraître une certaine perplexité, et, du coup, mon collègue me signale la possibilité de « retards ». Mon premier réflexe, « moraliste » est de me dire : « Ah bon, ils sont prévenus ? Alors, rien à dire, c’est correct. »

Réflexion faite : voyez ce quon peut entendre par « supplément de cadre ». Le « terme » de la séance est déconventionnalisé, pour permettre la scansion agie mais l’attente se trouve, du coup, conventionnalisée. Et avec quelles implications :

Vous avez accepté librement, non pas telle clause précise, mais le principe dune attente indéfinie, posant nécessairement une solidarité de « cohorte » avec l’ensemble groupal des patients, une contribution réelle, symbolique à la séance qui précède. Quelle assise immédiatement proposée aux identifications caractéristiques de la foule : fusion des moi par la mise en commun d’une même figure de l’idéal. Est-ce ici l’analyste, situé hors le temps, pour le bien de chacune de ses ouailles (« à chacun selon ses besoins »), et de leur ensemble, miraculeusement conjoints ?

Ou « l’idée » de la psychanalyse d’emblée placée sous le signe du « sublime » ? Que la situation soit « active », nul n’en doute. Qu’un tel cadre « collectif » rende impossible, donc superflu, laccès aux identifications du surmoi individuel, n’est-ce pas probable ? Voila ce qui me fait parler d’un effet nuisible de surconventionnalisation.

(3) La dernière réponse de X … m’a interloqué… comme une scansion ! Voilà ce que j’en déduis :

Il nest pas question que mon collègue mindique lespacement de ses rendez-vous : ce serait reconnaître que la séance variable recèle la prévision d’une durée moyenne. De la même façon, il n’aimerait sans doute pas « calculer » le nombre de ses patients quotidiens : une simple division fournirait la même indication. On comprend que le chiffre doit rester secret de cette durée moyenne, et pas seulement pour « dissimuler » le raccourcissement des séances. Il y a quelque chose de plus important : le maintien de la différence identitaire avec la séance fixe des « liseurs de montres ». On voit comment celui qui veut faire l’ange fait la bête : je suis bien persuadé que les aléas de la scansion ne font oublier à mon collègue ni son dîner, ni sa famille, ni sa réunion scientifique : bref son temps de travail journalier est fixe, ou à peu près : les rendez-vous étant tous honorés[18], il s’ensuit que la dimension intra-processuelle de la scansion d’une séance doit pouvoir être compensée par des scansions plus artificielles, ou arbitraires. Imaginons un jour funeste où toutes les scansions viendraient tard à floraison : n’est-il pas probable que l’analyste prendra sur lui – consciemment ou pas– de rectifier le hasard ? Ne peut-on même imaginer que le patient qui a longtemps attendu fera en sorte de se sacrifier inconsciemment pour offrir à son analyste loccasion d’une scansion rapide ? Le secret sur la durée moyenne est ce qui scelle la connivence de groupe.

(4) Dès lors, on comprend pourquoi X… préfère donner, et dire qu’il donne, deux rendez-vous à la même heure : en brandissant cette audace, ne cloue-t-il pas le bec de qui ose demander combien de temps il prévoit pour chaque patient ?

D’ailleurs, à y regarder de près, et de très haut :

  • Calculer le délai probable, n’est-ce pas une compromission adaptative, moïque et mesquine ?
  • La simultanéité des rendez-vous n’a aucune importance puisque l’analyste ne sera, de toutes façons, pas à l’heure.
  • N’est-il pas loyal que le patient éventuel soit mis d’emblée devant ce qui l’attend ?

Ce chaudron ne bouillirait pas bien sans l’appoint narcissique : au diable le standard ! C’est un point d’honneur, une question de principe : je ne cèderai pas sur mon désir !

Je risquerai une interprétation : ce double rendez-vous simultané exhibe la vérité qu’il cache : la séance est bien d’emblée groupale. D’ailleurs, le vrai rendez-vous, c’est celui avec Lacan, avec l’institution – Lacan ainsi minusculement pérennisée.

(5) On voit le clivage, chez X. entre le « ils sont prévenus » qui consent à la conventionnalité, et le « à la même heure » qui la répudie à tout prix. On peut imaginer une répudiation plus radicale, plus sauvage (elle existe). Simplement, la reconventionnalisation n’en est que plus infil­trante, sous la forme de la « théorie » qui répond de tout cela, et se tient là, omniprésente.

  1. Le deuxième exemple est issu d’une expérience souvent navrante. Sa différence et sa ressemblance avec ce qui précède condensent pour moi toute la difficulté à penser et évaluer la pratique analytique dans la diaspora lacanienne.

Au Centre de Consultations et de traitements de la SPP, nous voyons un grand nombre de patients venus demander une sorte « dexpertise » psychanalytique. Cest une situation particulièrement délicate surtout si, prenant en compte le lien transférentiel, on se garde bien de disqualifier quelque « collègue » que ce soit. C’est une situation dont tout analyste a lexpérience, à ceci près qu’au CCTP, la demande sadresse à linstitution supposée « garante ». Bien entendu, ces consultants viennent de tous divans et de tous cadres. J’ai cru pouvoir noter une caractéristique commune des « scandés[19] » : non seulement se montrent-ils incapables dun témoignage un peu précis sur leur analyse, mais ils semblent croire que c’est là une situation normale, conforme à la théorie de leur analyste. L’éventuel souhait de séances plus longues leur apparaît comme une demande un peu honteuse, signant la gravité de leur pathologie, et les faisant basculer dans la « psychothérapie ». Dans leur cas, plus encore que labsence dinter­prétations intelligibles, c’est lénigmatique scansion qui semble les river, des années durant, à un analyste dont il nest pas question denvisager le savoir comme « supposé ».

Ces situations – qui sont loin dêtre marginales, et qui nont guère à voir avec les échecs analytiques que nous connaissons tous – reflètent un certain devenir du statut socio-culturel de la pratique psychanalytique. Elles font sinterroger sur ce qui rend possible et perpétuable, le protocole des séances scandées-brèves. Sagit-il de la réponse magique au désir de ne pas faire lanalyse tout en en arborant les insignes ? Quel degré de vogue culturelle, de suggestion institutionnelle, de théorie idéologisée les étayent !

Ces salles d’attente au bain-marie, ces tirages au sort, ce défilé de quidams avec livraison de clefs-minutes, est-ce la concrétisation du « nouveau cadre », aussi actif que le baquet de Mesmer ?

[1] J.-L. Donnet, NRP, 1979 (Regards sur la psychanalyse en France).

[2] Comme le « squeeze » au bridge.

[3] P. Aulaguier, « Temps de parole du temps de l’écoute », Topique, 11-12, 1973.

[4] Après une heureuse trouvaille, Freud pouvait allumer un cigare : pourquoi ne pas « partager » le plaisir ? Et c’est justement ce qui lui a permis de reconnaître la réaction thérapeutique négative, etc.

[5] Et 45 minutes « ne sont pas loin de loptimum », comme elle le souligne.

[6] Souligné par moi.

[7] Dans la métapsychologie freudienne : la disjonction de la « frustration » et dune « exigence de la réalité » concerne une ambiguïté fondamentale de l’épreuve de réalité, celle-là même qui amène Freud, après l’avoir désignée comme une fonction du surmoi, à « rectifier son erreur » pour en faire une fonction du moi. Ce travail de rectification, dans lontogenèse, sétaye sur la différenciation moi/surmoi.

[8] Cf. l’inquiétante étrangeté, et la différence produite par Freud entre les désirs infantiles refoulés, et les anciens modes de penser, surmontés, quant à leur lien à l’épreuve de réalité.

[9] On comprend pourquoi la scansion agie va souvent de pair avec la récusation de la régression formelle en séance. En fait, elle l’interdit préventivement.

[10] La scansion agie de la séance variable prétend sans doute n’utiliser que l’effet interprétatif. À la limite, elle voudrait rejeter à la fois le dédoublement – gardien de la fonction objet du transfert – au nom de la loi symbolique, et ce qu’il y a de surmoïque dans la conventionnalité. Mais le désir d’effacer l’incidence surmoïque pour ne se situer d’emblée que dans la loi symbolique aboutit souvent à retrouver le surmoi dans la loi symbolique, avec un gardien du cadre se prenant pour le garant de la loi.

[11] 1. La tabouïsation surmoïque est, on va le voir, indépendante des contenus des prescriptions. Elle peut même se fixer à l’interdit de la prescription.

[12] J.-M. Dor, NRP, 1990, n° 41, « Lépreuve du temps ».

[13] 1. Le cadre risque ici, selon une logique du clivage, de sécarteler entre deux pôles « absolument » hétérogènes :

  • le pôle dun règlement surmoïque (formation réactionnelle), bête et méchant (ou gentil !),
  • le pôle dune loi symbolique venue « s’incarner » dans le dispositif : le cadre freudien me semble au contraire avoir pour vocation dêtre le support virtuel des transformations qui convoquent de multiples figures de la triangulation, jusqu’à 1’impersonnalisation fonctionnelle dune règle du jeu.

[14] Ce qui serait le nouveau « standard ».

[15] Ces intérêts sont très divers, concernent tous les analystes, et sont à prendre en considération. À condition dadmettre que si lauto-conservation de l’analyste est un étayage essentiel de la pratique analytique, il y a un point où il peut se retourner en menace sur elle. Cest le cas avec la scansion agie généralisée.

[16] On sait que le chiffrage des « analystes lacaniens » est problématique. Néanmoins, la comparaison des « taux » de reproduction sur la longue durée est édifiante.

[17] II serait aisé de le repérer dans la pratique de Lacan. Je souligne simplement le cercle vicieux qui s’instaure entre l’attaque contre la conventionnalité » du cadre et les effets de reconventionnalisation exacerbée qui sensuivent (Raccourcissement progressif, impossibilité danalyser le transfert sur Lacan, ouverture des séances sur le séminaire, interprétations cryptées à effet groupal garanti, sublimation obligatoire, etc.) Voyez comme lhermétisme des énoncés, revendiqué comme rempart contre la facilité du « croire comprendre », sest révélé d’autant plus propice à l’incorporation magique groupale. Que la théorie de Lacan contienne tout ce qui convient pour dénoncer cet effet de la théorie – Lacan, n’a fait que rendre le phénomène plus paradoxal, plus insaisissable.

[18]  Ce nest pas le cas de tous les adeptes de la scansion agie. On a vu apparaître des tirages au sort « impromptu », en forme de scansions anticipées, pleins de « suspense ».

[19] Typiquement, il sagit de cures à 2 ou 3 séances par semaine, durant de 5 à 10 minutes. Lobservation confirme, hélas, ce que le bon sens le plus réaliste aurait prévu : les séances de ces patients ont raccourci au fur et à mesure de lémergence de résistances émanant du transfert négatif. Celui-ci navait pas été interprété et ne pouvait lêtre : il avait donc été puni : Scansion-sanction.

Illustration: Patrick Chambon, Lacan Ô Banquet de Platon © Éditions Érès, 2016.