La Revue Française de Psychanalyse

L’objet de la psychose

L’objet de la psychose

Article de Raymond Cahn (extrait), paru dans la Revue française de psychanalyse 46 (6): 1107-1132, 1982.

Comment faire émerger un sujet des inclusions, exclusions, confusions entre l’autre et soi, soi et l’autre, interdisant toute histoire, toute vérité personnelle ? Sur quoi, sur qui s’appuyer pour y parvenir, alors que l’objet se voit désinvesti ou surinvesti, dans une économie purement narcissique, déniant une réalité qui, souvent, ne lui appartient pas, ou habité par une faille originelle ou une série de catastrophes irreprésentables, tentant de donner sens à ce non-sens, à travers un système fou de néo-objets et une distribution pulsionnelle intenable sauf à s’anéantir, se mutiler ou expulser indéfiniment l’insupportable ?

C’est vers la déprise possible de cette aliénation fondamentale que vont tous les efforts des thérapeutes de psychotiques qui, pour s’en approcher réellement, s’y voient inéluctablement englobés. Chacun, pour s’y retrouver, recherche ses propres balises. Leur pertinence pourrait certes, comme le fait Bion, se mesurer au simple fait que « la méthode marche », comme il en serait dans ses cas, ou non. Mais « cela marche » aussi avec d’autres références, ou cela échoue tout aussi bien, ou tout aussi souvent. Serions-nous ainsi condamnés à d’illusoires repères ·en ces entreprises, qu’un observateur extérieur pourrait lire comme les figures du capitaine Achab et de la baleine blanche auxquelles chacun des protagonistes se verrait alternativement assigné, où advienne néanmoins une relation, virtuellement toujours présente, qui ait effectivement figure humaine ?

Comment répondre ? Faire appel aux parties saines du moi, dira Rosenfeld. Désintoxiquer, à travers l’élaboration contre-transférentielle des identifications projectives du patient par l’analyste, l’angoisse de mort du sujet, ajoutera Bion. Ce sera déjà faire appel à la répétition contre-transférentielle – mais cette fois métabolisée sur un mode différent –, de ce qui a manqué à la fonction maternelle. Ce que par contre Searles assumera dans toute son ampleur, réalisant ce tour de force assez prodigieux d’actualiser dans la relation « une aporie irreprésentable, impensable, immatérialisable, puisqu’il faudrait réaliser dans la pensée l’occupation d’un même espace par deux corps pleins, le sujet devant être dans l’objet alors que l’objet est en lui, hors de lui-même en l’autre, alors qu’il est envahi par l’autre en lui-même » (Pasche). Opposer, comme Perrier, le mouvement de dénégation du névrosé à l’égard de l’objet (je ne suis pas cela, ce qui veut dire : je le suis) à celui du schizophrène à l’égard de l’objet étranger qu’il est devenu pour lui-même (je suis cela, à entendre comme : je ne le suis pas en vérité), mais pour déclarer forfait, en disciple de Lacan, devant l’entreprise de désaliénation ainsi convoquée, dès lors que toute compensation imaginaire n’interpellerait jamais que le trou du jamais-laissé-être, de par une forclusion située dans le champ de l’Autre.

La plupart des approches incluent le rôle décisif ou la présence envahissante de la mère, renvoyant ainsi à la privilégisation par Freud, pour saisir « le processus pathogène » de la psychose, au conflit nodal « avec l’extérieur ». Les quelques éclairages partiels et partiaux proposés dans ce travail n’avaient pas d’autre visée[1]. Un tel parti pris impliquait la recherche, pour autant qu’elle s’avérât possible, de ce qui, de cet extérieur, faisait retour au sein de la relation transférentielle ou de la prise en charge thérapeutique ainsi que, dans la foulée, la prise en compte de la problématique familiale.

Un extérieur à la fois antérieur et à jamais présent : le rôle fondamental de l’environnement humain premier nécessaire à la constitution et au fonctionnement du sujet dans son rapport avec lui-même et le monde implique en effet la nécessité théorique d’imputer à sa carence, accidentelle ou non, ou à sa subornation, l’origine et la rémanence de la mésorganisation qui en résulte même si, phénoménologiquement, seuls en apparaissent les effets, qu’ils soient exprimés en première personne ou à travers ce par quoi le sujet se voit possédé, même si cette mésorganisation déclenche secondairement les interactions pathologiques dont il n’est certes guère aisé de différencier cliniquement ce qui est cause et effet[2]. Non seulement la technique de la cure l’impose, dès lors qu’on accepte de prendre en compte et les manifestations contre-transférentielles liées aux défaillances induites du cadre ou à l’équation imaginaire, et l’approche transitionnelle, voire même, chez Bion, la métabolisation par le thérapeute des identifications projectives du patient, mais aussi la théorisation même du surgissement originaire du sujet. Par là pourrait être subsumée la contradiction apparente entre cette place première accordée à l’objet, alors que la psyché ne peut rien connaître d’autre au départ – et même ultérieurement – que de ce qui se joue en elle, dès lors que, suivant Freud, on accorde au mécanisme de double retournement sa place première, fondant l’auto-érotisme et le soi à travers l’identification primordiale à la mère. Le tout premier temps, comme le souligne E. Kestemberg, à l’origine de ce qui déterminera le destin de l’organisation psychique, dans son devenir névrotique ou psychotique, est bien celui où le sujet est d’abord objet pour l’objet, avant que le soi n’organise ses premiers contre-investissements propres à partir des modalités contre-investissantes de l’objet pare-excitations. Le rôle premier et rémanent accordé à l’objet dans l’organisation psychotique pourrait faire encourir à une telle postulation le reproche de considérer la psychose, à l’instar des antipsychiatres, comme pur effet d’une causalité externe. L’objectif de ce travail était pourtant bien de tenter de cerner certains des « processus pathogènes », c’est-à-dire de formidable travail du moi, pour édifier une organisation folle, mais une organisation quand même, face à la rupture de sa continuité ou à l’intrusion ou aux doubles messages incessants des fantasmes et de la pensée de l’autre, dont sentiment d’inanité, clivage et déni, et éventuellement délire, s’avèrent parmi les plus marquants.

Tout le projet thérapeutique en découle, bien que ce ne soit pas ici le lieu d’en préciser les modalités. Qu’on appelle ce qui se joue là entre thérapeute et patient transfert ou système d’investissements massifs, sous forme d’affects « attachés aux figurations inconscientes non élaborées, projetées sur l’analyste ou un autre objet » (E. Kestemberg), importe moins que la nécessité pour l’analyste de passer par un temps vécu, répété, où il s’y trouve pris pour s’en déprendre en tentant d’avoir fait leur place, dans l’incessante confusion introjective et projective dans laquelle il se trouve englobé, à ce qui appartient réellement à chacun des protagonistes. Reconnaître et faire reconnaître comme existant ce qui n’a jamais été admis comme tel, affecter à chacun sa part de ce qui a été présenté, puis vécu comme indécidable sur le plan de son assignation, telle est la tâche, peut-être chimérique, à laquelle est convié le thérapeute où comptera plus, ce qui ne sera jamais assez répété, son rapport interne au vrai que la plus pertinente et, longtemps, la moins recevable des interprétations.

De même qu’est à tenter l’instauration d’un authentique espace transitionnel, en acceptant d’abord de reconnaître ce que le patient a pu à grand-peine en édifier, contraint à se créer un leurre – voué à son seul usage et à son unique conviction alors qu’il le pense partagé – pour trouver sens à la non-adéquation entre son vécu et ce que lui donne à voir l’objet pour, insensiblement, en introjectant la fiabilité de l’objet externe, faire advenir dans la relation la dimension ludique et animée de l’aire transitionnelle, restructurant ainsi progressivement son narcissisme concomitamment à la réorganisation de ses contre-investissements. Ailleurs, cette dimension transitionnelle ne pourra advenir, tant les angoisses de séparation ou d’intrusion sont massives, qu’après un temps plus ou moins long de fétichisation du thérapeute – objet externe (E. Kestemberg), idéalisé et assigné au statut de garant narcissique du sujet. Pour autant que les choses aient pu ainsi évoluer, de l’angoisse de mort à l’angoisse dépressive, de l’aliénation du sujet à lui-même à un possible espace personnel, alors, et alors seulement, les conditions se trouveront réunies pour un authentique travail analytique.

[1] Certes, il en existe d’autres, tel le mécanisme de l’identification à l’agresseur qui fera, lui aussi, l’objet d’un prochain travail.

[2] Une telle nécessité théorique doit à tout prix éviter deux contresens majeurs. Celui, le plus grave, d’imputer aux parents dans leur personne ou par quelque interprétation que ce soit, la responsabilité de la psychose. Un fatum n’est pas une responsabilité, même si le sentiment de culpabilité, si injustifié soit-il, est inévitablement présent. Le second de refuser l’hypothèse d’un facteur génétique. (au sens de génome) d’importance variable et parfois déterminante. Métapsychologiquement, elle est, en effet, inutile. Même dans les cas de figure où une mère suffisamment bonne n’aurait pu éviter un tel mode d’organisation, ne peut être faite l’économie du manque à être adéquat de la part de l’environnement premier et ses inévitables effets tant sur le sentiment interne de l’adéquation au réel que sur le vécu d’imbrication réciproque objet-sujet. Tout au plus peut-on envisager en cette occurrence des psychoses à prédominance psychogénétique et d’autres où le poids du génome ou, plus largement, de l’équipement est déterminant, tels ces jumeaux univitellins élevés de la naissance dans des milieux différents. Même alors, Je problème n’est pas simple : si 80 % d’entre eux deviennent psychotiques, les 20 % où l’un des deux ne l’est pas font problème. Peut-être parviendra-t-on un jour à exaucer le vœu de Winnicott selon lequel « dans une étude des psychoses, il faut absolument essayer de classer l’environnement, les types d’anomalies de l’environnement, ainsi que les moments de l’évolution de l’individu où ces anomalies entrent en œuvre ». Freud, dans le Moise, bien que rappelant que « certains faits agissent comme des traumatismes, sur certaines constitutions, tandis qu’ils demeurent sans effet sur d’autres » souligne, à travers la notion de « série complémentaire » que « nous ne devons pas attacher d’importance à la différence entre étiologie traumatique et étiologie non traumatique ». La référence au traumatisme lui demeure en effet indispensable sur le plan métapsychologique. Si tous les exemples proposés dans ce travail privilégient pour la démonstration la dimension psychogénétique, ils ne peuvent être étendus à l’ensemble des psychoses qu’en tant que modèles métapsychologiques et non en tant que modèles cliniques.