La Revue Française de Psychanalyse

«Psychanalyse et réalité. À propos de la théorie de la technique psychanalytique», de Denise Braunschweig

«Psychanalyse et réalité. À propos de la théorie de la technique psychanalytique», de Denise Braunschweig

Extraits choisis et lecture commentée[1] par Laurence KAHN

Si la psychanalyse n’a pas pour visée essentielle de détruire l’illusion, il entre néanmoins dans ses buts de rendre l’homme moins malheureux alors même que dans ce malheur une certaine satisfaction libidinale lui reste assurée par son masochisme moral. La psychanalyse tendra donc à la reconnaissance de l’illusion comme telle, et du clivage du Moi comme l’un des caractères irréductibles du psychisme. Il en résultera bien une sorte de désillusion, blessante pour le narcissisme, mais utile à la recherche du bonheur, la prise de conscience de la réalité des défenses et de l’attachement aux objets sexuels infantiles, comme obstacles à la satisfaction pulsionnelle, à la place de la réalité conférée aux obstacles extérieurs (PO, 803-804).

C’est peu de dire que le long rapport de Denise Braunschweig[2] – texte extrêmement dense, souvent difficile, toujours très précis – est par-dessus tout audacieux tant dans les questions posées que dans les hypothèses envisagées. Il prend place entre Éros et Antéros et La nuit, le jour, livres écrits à quatre mains avec Michel Fain, et il s’inscrit dans la lignée des travaux qu’elle-même a déjà publiés sur le narcissisme. Ajoutons que c’est au titre des contributions aux débats de ce Congrès que Francis Pasche écrivit « Le bouclier de Persée », que André Green élabora son texte sur « La projection : de l’identification au projet », que Fain exposa notamment une « préhistoire du jeu de la bobine ». La fécondité de la pensée de Denise Braunschweig fut contagieuse. Elle le demeure. D’où mon étonnement à voir ce rapport si peu cité par la suite. Pourtant la place qu’elle confère à la « castration » féminine au sein même de la théorie de la technique lui permet de penser le manque et la béance, sans lâcher le point de vue métapsychologique sur les expériences primaires et leurs symbolisations via le masochisme et l’analité – l’œil toujours rivé sur le processus analytique. Assurément, la délimitation de son objet l’a intimidée, elle ne s’en cache pas.

Tous les écrits psychanalytiques, directement ou indirectement, mettent en cause la notion de réalité. Comment donc l’aborder ? Par le biais de ses altérations ? Le champ en est large : du trop au trop peu de réalité, de son surinvestissement – interne ou externe –, de son désinvestissement par la libido, de son refoulement et de sa perte, jusqu’à ses déformations et ses reconstructions (PO, 801-802).

Clivage, alliances et bonnes manières

Une chose est sûre : à ses yeux, la question de la réalité dans la cure n’est nullement réglée par cette « institution du Moi » qu’est l’épreuve de réalité. Prenant appui sur la « louable audace » de Pierre Bourdier (1970) qui voit dans la dernière conception freudienne du clivage ce qui serait en fait un ultime modèle du fonctionnement de l’appareil psychique, Denise Braunschweig part de l’idée que, loin d’être seulement le mécanisme de la perversion ou de la psychose, le clivage est un mode de traitement de la réalité infiniment plus général. C’est grâce à lui qu’il est possible pour tout jeune onaniste de ne rien lâcher de la satisfaction masturbatoire tout en admettant la perception d’une absence de forme spatialement visualisable dans la région du corps féminin correspondant à ses propres organes génitaux (PO, 810) – ce qui ressemble de fort près à une castration. Habilitant « dans le même souffle » l’aveu et le désaveu, le clivage porte donc à son acmé ce que Freud décrivait déjà dans « La négation ». La séparation entre la « fonction intellectuelle » et « le processus affectif » entraîne deux attitudes psychiques opposées à l’égard d’un même « fait » : l’une d’acceptation, l’autre de refus. Mais comment parvenir, dans la cure, à délier cette cohabitation du reconnaître et du méconnaître – clivage défensif qui est à la fois le gardien narcissique du moi et la condition sine qua non de la poursuite de l’expérience de plaisir ?

C’est par ce chemin que Denise Braunschweig entreprend l’exploration des entraves émanant de l’opposition irréductible entre narcissisme et revendication pulsionnelle. Le pas suivant étant : comment réussir à « faire travailler la conscience contre elle-même » pour que puissent être levés les contre-investissements et qu’advienne une prise de conscience ? Comment dépasser la limite posée à la levée des résistances – et elle se réfère ici à « L’antinomie de la résistance » de Jean-Luc Donnet (1967) – ? En vérité, la conscience, organe du moi, souhaite avant tout « que rien ne bouge », aussi précaire et coûteux que soit ce clivage entre représentations idéales et satisfaction pulsionnelle. Au point que le défaire peut aussi entraîner une « désillusion » qui déstabilisera profondément l’organisation psychique. En effet, au sein de l’opposition fondamentale entre narcissisme et poussée pulsionnelle, la tendance unifiante du moi conservateur a passé alliance avec la pulsion d’auto-conservation dans la lutte contre le retour du refoulé.

À cela s’ajoute, en matière d’alliance, la sorte de consensus qui s’établit communément sur ce qu’est la réalité. Si l’on admet que ce qui des perceptions du monde extérieur parvient à la conscience ne lui parvient que par l’intermédiaire de l’appareil psychique, qu’il n’est de réalité que celle que nous livre l’élaboration ou l’interprétation des perceptions, on ne peut que s’étonner qu’il existe si peu de différences individuelles dans l’appréciation de la réalité. Comment se fait-il que « la différence, quand elle se manifeste, soit paradoxalement qualifiée d’aliénation mentale » ?

Que Denise Braunschweig fasse usage du petit texte de Freud, « Deux mensonges d’enfant » (1913g/2005), pour mettre au jour le processus qui en chacun assure ainsi au refoulement la base arrière des identifications collectives, indique combien elle ne fut pas en vain analyste d’enfants :

Certains mensonges d’enfants sont motivés par la nécessité de nier un acte dont la signification pulsionnelle est refoulée. Cette négation, pourtant conforme à la réalité définie par les parents (dont dépend le refoulement), la réalité où la représentation correspondant à la pulsion n’a pas sa place, cette négation donc est incomprise et punie. En fait l’inconscient des parents a fort bien perçu dans ce cas que la négation de l’enfant était « le substitut intellectuel du refoulement », perception qu’ils ont déniée à leur tour, tout en manifestant par leur comportement leur condamnation du désir incestueux. N’est-ce pas ainsi que s’établit le consensus, sur le modèle du clivage ? Une réalité, inconsciemment et réciproquement perçue, fait l’objet d’une négation consciente collective (R, 660).

Les parents, comme représentants primitifs du groupe social auprès du sujet, lui ont peu à peu, dans son enfance, imposé en échange du gain narcissique apporté par leur amour, ou en fonction de la crainte narcissique de perdre cet amour, une interprétation, conforme au consensus, de ses perceptions, et en particulier une délimitation précise, anti-animique, du dehors et du dedans. L’affirmation de l’existence du sensoriellement perçu, exclusive de l’existence de l’uniquement représenté et du désir, a le caractère d’une affirmation fétichique qui dénie la castration et assure le fondement narcissique de la cohésion libidinale du groupe (PO, 809).

Or l’une des menaces qui pèsent sur la cure est le maintien à bas bruit de ce consensus, sous la forme de la création d’une foule à deux. La sollicitation à l’expansion du ça engendrée par la situation analytique est en soi une menace pour le narcissisme du moi – lequel n’en voudra d’abord rien savoir et tentera de maintenir ses contre-investissements, niant ainsi la réalité de la situation analytique et tentant de rétablir avec l’analyste l’usage des « bonnes manières ».

La manière dont fonctionne l’épreuve de réalité dans la vie du sujet ne convient pas dans la situation psychanalytique. L’action est, par principe, ou plutôt en fonction de la règle fondamentale, exclue de son champ, le sujet n’a donc pas à décider de telle ou telle action adaptée à sa satisfaction. En fait, depuis longtemps, sinon depuis toujours, le sujet n’a pratiquement jamais utilisé l’épreuve de réalité qu’en fonction d’identifications aliénantes, mais qui, du point de vue du groupe, garantissent sa non-aliénation. Autrement dit, l’identité de pensée établie au niveau des processus secondaires est habituellement infiltrée d’éléments hétérogènes, mais perçus comme homogènes au Moi, sous la domination de la répétition collective des automatismes. L’épreuve de réalité, en tant que contre-investissement de groupe, s’oppose donc, de fait, à toute reconnaissance de la subjectivité du désir (R, 671).

Le silence de l’analyste

C’est donc face à cette fonction défensive de l’épreuve de réalité que prend place le rôle crucial du silence de l’analyste :

Le désir de recréer une foule à deux, du type hypnotiseur, hypnotisé est sous-jacent et appelle la suggestion ; il est motivé par le désir narcissique d’être aimé, complété, grâce à sa seule présence, dans un fantasme qui suppose la satisfaction du désir de l’objet du fait même que le sujet est là et le complète. Il s’agit donc d’un fantasme de fusion avec l’Idéal du Moi projeté maintenant sur le psychanalyste, mais ce fantasme est d’emblée menacé par l’ouverture à la verbalisation et au discours pulsionnel. […] La fonction de définir la réalité est ainsi dévolue par le sujet au psychanalyste de la même façon que cette fonction était dévolue au leader, comme l’a montré Freud dans Psychologie collective et analyse du moi. La situation cependant est nouvelle ; [car] le sujet perçoit que […] le psychanalyste se refuse à définir quelque réalité que ce soit – au sens où l’attend le sujet –, il ne lui donne aucun conseil, n’exprime aucune opinion personnelle sur les morceaux de sa vie qu’il raconte, ne réagit pas (R, 673-674).

Certes, les traits « réels » de l’analyste peuvent être éventuellement utilisés, qu’il s’agisse de ses positions théoriques ou des valeurs culturelles qu’on lui prête, imbriquées dans un appel à la répétition collective des valeurs idéales partagées. Mais de par sa vocation même, l’analyste se voudrait « infidèle à toute croyance ». Ainsi, sous le coup du vœu d’être conforme, pour être aimé, à un objet non défini ou inatteignable, saisi dès lors par un vécu d’inaptitude, et confronté à l’émergence de visées érotiques précipitées par la frustration narcissique elle-même, le patient s’engage-t-il dans la régression.

Pour penser cette trajectoire régressive dans la cure, Denise Braunschweig prend appui sur les notations de Freud concernant la position spécifique des pulsions inhibées quant au but[3]. Soutènement du courant tendre, ce sont elles qui dans leur capacité à changer aisément d’objet fondent l’aptitude au transfert. Mais ces mêmes pulsions inhibées quant au but sont également considérées comme le complément libidinal de l’auto-conservation – la conservation de l’objet par inhibition du but pulsionnel étant nécessaire à la conservation du moi dans le processus d’étayage. Ces pulsions font donc partie de la libido narcissique désexualisée, et elles peuvent investir tout objet dont le Moi attend un apport pour sa sauvegarde, son unité, son estime de soi, sans l’appauvrir libidinalement (R, 717). Formées en majeure partie de libido homosexuelle, elles occupent par conséquent une place essentielle, à la charnière entre les résistances proprement narcissiques, les identifications collectives qui assurent le consensus refoulant, et la possible resexualisation de la relation libidinale à l’objet qu’est l’analyste. Une resexualisation qui va passer par « la forte capacité de transfert de l’Idéal du Moi du patient sur le psychanalyste » et par le destin masochique de cette idéalisation dans la cure.

Genèse d’une séparation

La non-réponse de l’analyste fait son œuvre. Vient donc le moment où le patient perçoit l’inefficience de la projection de son idéal sur l’analyste tandis que, du fait de l’action conjointe de la régression et de l’activité hallucinatoire dans le transfert, l’épreuve de réalité échoue dans son entreprise de contre-investissement. L’analyste fait ainsi respecter par cette neutralité même une autre réalité où le sujet ne trouve aucun repère lui indiquant comment être pour être conforme. Une autre réalité, celée dans les consensus partagés et les identifications collectives, et qui émerge sous la pression du refoulé.

Lorsque Freud, dans l’Abrégé, immédiatement après avoir rappelé la fonction de signal d’alarme de l’angoisse, définit l’épreuve de réalité comme une activité défensive du Moi, nous ne pouvons la comprendre que comme un mécanisme d’inhibition, suspendant un transport d’investissement sur une représentation ou s’opposant au surinvestissement de celle-ci. Si le mécanisme n’a pas joué et quelle que soit la désillusion qui doive en résulter, il est sûr que du fait de leur association avec les résidus verbaux, les traces mnémoniques « peuvent devenir tout aussi conscientes que les perceptions, un danger de confusion capable d’aboutir à une méconnaissance de la réalité subsiste ici ». En ce sens, l’épreuve de réalité se confond avec les contre-investissements qui s’opposent au retour du refoulé et ce n’est bien évidemment pas ce que nous allons lui demander. Au contraire, nous allons lui assigner un fonctionnement inverse, tout en lui gardant la caractéristique que Freud décrit dans « La négation » : celle de fonder le jugement d’existence à partir de la séparation d’un dehors et d’un dedans, tous deux sinon d’emblée connus, mais dont l’évolution de la situation psychanalytique va justement avoir pour but de reconnaître les contenus. « On s’aperçoit, dit Freud, qu’on ne se livre à cet examen de la réalité que parce que des objets qui, autrefois, avaient été la cause de réelles satisfactions ont été perdus » (R, 670-671).

Pour suivre le cheminement de Denise Braunschweig, il faut ici avoir en tête ses contributions antérieures à l’étude du narcissisme (1965, 1970), et tout particulièrement l’idée que la genèse de la réalité est intimement liée à la genèse du narcissisme. La différenciation entre le moi-plaisir et le monde extérieur déplaisant détermine la séparation du moi et du non-moi, c’est-à-dire l’individualisation du moi. Or cette différenciation, dans le temps de son émergence même, comprend d’emblée un processus de désexualisation, impliqué dans la notion même d’identification primaire. En outre, ce que Freud nomme « le narcissisme primaire absolu » dans l’Abrégé, est assorti d’un mécanisme régulateur, propre à contenir l’action des pulsions, à endiguer leur caractère conservateur, c’est-à-dire à inhiber les décharges tendant à ramener le quantum d’excitation au plus bas niveau (retour à l’état antérieur). S’appuyant sur les travaux de Michel Fain et Léon Kreisler (1970) sur les troubles fonctionnels du nourrisson, ainsi que sur la fonction de la censure par rapport à la décharge auto-érotique telle que Fain (1971) vient d’en présenter l’élaboration lors du Colloque de la SPP en décembre 1970, Denise Braunschweig pose l’hypothèse selon laquelle cette force d’inhibition est assurée par l’« instinct maternel ». C’est en effet dans « Prélude à la vie fantasmatique » que Fain développe l’idée que la sensorialité primaire du nourrisson est protégée par l’investissement maternel qui non seulement fait fonction de pare-excitation contre les stimulations indifférenciées du monde extérieur, mais neutralise la pulsion de mort présente dans le ça de l’enfant en la liant.

Un processus de désexualisation pulsionnelle primitive viendrait donc s’intercaler entre l’indifférenciation ça-moi, qui autrement ne conduirait qu’à la mort, et l’état narcissique dans lequel le moi, peu à peu séparé du ça, utilise cette concentration libidinale pour sa conservation que rend possible la liaison de la pulsion de mort. C’est grâce à l’identification précocissime à cette protection maternelle que l’auto-érotisme de l’infans peut se mettre en place, lorsque la mère, réinvestissant sa propre vie sexuelle, s’absente auprès du père. L’autonomisation du système pare-excitation personnel se constitue alors de la part d’investissement maternel retenue au niveau narcissique primaire et d’une censure (la censure de l’amante) dont l’origine est dans le désir maternel de faire dormir l’enfant pour rejoindre le père – ce grâce à quoi émerge la capacité de réaliser hallucinatoirement un fantasme de désir, nourri des traces mnésiques de satisfactions vécues au contact de la mère. À quoi il faut ajouter la contribution du masochisme primaire issu de la coexcitation libidinale, qui permet « la rétention plaisante d’une certaine quantité d’excitation ». In fine, comme l’écrit Michel Ody (2000, p. 40), pour Denise Braunschweig, « le sort de l’excitation traumatique jaillissant de la scène primitive dépend des capacités d’érotisation du masochisme primaire. La genèse du narcissisme du moi est donc le corollaire de la séparation d’avec l’objet, le corollaire de la genèse de la réalité où l’objet sera à retrouver au-dehors ».

Soit. Mais quand la médiation de la mère a été insuffisante pour réduire l’excitation traumatique – celle qui surgit de la « réalité primaire » (Fain) et de son « éclat insoutenable » (Pasche) – la mise en place de cet autoérotisme est menacée ainsi que la possibilité de réaliser hallucinatoirement le désir. Il se crée alors un hiatus entre l’excitation et la représentation qui ne parvient pas à la lier.

Ce hiatus se symbolise d’une façon négative : c’est la béance, le vide, qui laisse passer l’impact traumatique. Ce symbole négatif est réactivé au moment du complexe de castration, la symbolique anale pouvant cependant réussir à l’intégrer plus ou moins complètement (R, 711-712).

Assurément, c’est en ce dernier point que la position de Denise Braunschweig est tout à fait novatrice. Les rôles qu’elle confère à la resexualisation masochique, à l’analité et enfin à la désexualisation organisant le plaisir de connaître sont au cœur de sa réflexion sur le mouvement de déstabilisation de l’économie narcissique des idéaux et le processus de la prise de conscience dans la cure.

Au centre, une question qui jalonne le rapport : de quelle nature est la force de déliaison qui entraîne le mouvement de séparation, d’indépendance nécessaire à l’activité de « déstructuration de la conscience – et qui dit déstructuration, dit séparation, disjonction, dit travail de la pulsion de mort ». Or une telle séparation est indispensable pour que s’élabore la reconnaissance du désir et que se différencient réalité psychique et réalité externe. D’où la conscience tire-t-elle l’énergie libre, indépendante des tendances homéostatiques propres au fonctionnement de l’appareil mental, pour accomplir ce travail ? Contrairement à Daniel Widlöcher, cité par elle (1970), selon qui la conscience, au service non de l’évitement du déplaisir, mais de la recherche active du plaisir psychique, est agent de dégagement vis-à-vis des aliénations (R, 726), Denise Braunschweig considère que la recherche du plaisir psychique ne suffit pas à rendre compte de la source de cette énergie libre. Il est en effet absolument nécessaire que l’énergie des contre-investissements ne l’emporte pas sur la force pulsionnelle qui cherche à se réactualiser. Or nous savons combien cette condition ne cesse de faire problème, combien les investissements narcissiques secondaires, autrement dit les aliénations du Moi menacé par la tendance à la décharge pulsionnelle totale, sont résistants puisque ce sont leurs digues pourtant si coûteuses à entretenir qui maintiennent ces mêmes forces (R, 727).

Néanmoins, ne serait-ce pas cette sorte de digue que parvient à enjamber la négation ?

Pourquoi la négation n’y suffit-elle pas ?

« L’étude du jugement », écrit précisément Freud à propos de la négation, « nous montre… comment une fonction intellectuelle peut naître du jeu des tendances pulsionnelles primaires… mais le fonctionnement du jugement n’est rendu possible que par le fait que la création du symbole de la négation a permis à la pensée un premier degré d’indépendance vis-à-vis du refoulement et de ses suites et, par conséquent, l’a également rendue indépendante de la contrainte du principe de plaisir. » L’intervention nécessaire du négatif, de la déliaison, de la dissociation à l’encontre de forces qui tendent à maintenir la satisfaction du désir par la méconnaissance est ici non seulement mise en évidence, mais encore rattachée à une capacité discriminative qui trouve sa source dans la motricité. Prendre en soi (Éros) et expulser hors de soi (pulsion de mort) ont pour répondants quand la pensée, grâce à la perception d’elle-même que le langage lui permet, peut actualiser la représentation, non pas tant de trouver dans la perception réelle un objet correspondant à ce qui est représenté, mais de s’assurer qu’il existe encore, de le retrouver. Ce mouvement comporte une prise de distance. Au niveau mental, correspond à la « part d’instinct destructeur déversé vers le dehors, au moyen de ce système particulier qu’est la musculature », la part de pulsion de mort contenue dans le fantasme sadique ou masochique où, liée à Éros, elle concourt à la satisfaction hallucinatoire du désir. Dégagée du fantasme où son pouvoir de séparation est figuré en un mouvement, c’est cette part de pulsion de mort qui m’a paru par l’effet de ce mouvement conduire à la reconnaissance de l’objet du désir.

La négation, opération intellectuelle, en dépit de son soubassement pulsionnel, a bien pour résultat un jugement d’existence, une chose peut être admise comme réelle par la conscience alors même que sa représentation, en raison du caractère déplaisant qu’elle conserve pour le Moi, se voit refuser l’accès au préconscient. Le refoulement n’est pas pour autant levé, dit Freud. La levée du refoulement exige que la fonction de symbolisation du préconscient puisse s’exercer, préconscient qui, de par son origine, admet une connotation de l’existence des contraires, de la présence et de l’absence, de l’activité et de la passivité, de la double polarité pulsionnelle et, tout compte fait, de la différence des sexes dans la coexistence du désir et de la castration. Je ne cherche pas ici, faut-il le préciser, à reprendre une définition métapsychologique du préconscient, mais tout juste à mettre l’accent sur l’une de ses fonctions.

La négation donc ne supprime pas le court-circuitage du préconscient, le clivage entre deux états de la représentation : l’un conscient, l’autre inconscient, clivage dont le complément est l’élection dans le réel d’un fétiche qui, tout en permettant la poursuite de la satisfaction, s’oppose à la symbolisation du manque dans le préconscient. On comprend mieux dès lors pourquoi Freud, dans un écrit tardif comme l’Abrégé, substitue à la notion de prise de conscience dans la cure des souvenirs refoulés la notion de condition du « devenir préconscient » des contenus de l’inconscient.

D’une part en effet, l’accession directe de la représentation inconsciente à la conscience ne peut s’exprimer que dans une formulation négative, rejetant la contradiction ; tandis que d’autre part, comme Freud l’écrivait à Fliess en 1897, « il n’existe dans l’inconscient aucun indice de réalité qui permette de distinguer souvenir ‘’réel‘’ et simple imagination ». La condition du « devenir préconscient » reposait alors sur la liaison symbolique entre les représentations de choses inconscientes et les représentations de mots, liaison que l’interprétation par le psychanalyste des contenus inconscients avait pour but de rétablir. Ici se posait le problème de la double inscription et de la persistance d’un clivage, la représentation continuant à exister dans l’appareil psychique sous une forme inconsciente et sous une forme préconsciente, verbalisable. « Avoir entendu, dit Freud, et avoir vécu sont deux choses de nature psychologique tout à fait différente, même si elles ont un contenu identique. » Point de vue topique et point de vue économique sont ainsi indissociables dans la cure. L’abolition du clivage au niveau du préconscient suppose que « l’avoir entendu » passe « par le système conscient et préconscient pour arriver aux investissements inconscients du Moi et des objets ». Ceci concerne le trajet de l’incitation parvenue de l’extérieur. Il faut aussi que cet entendu constitue un nouveau vécu qui se lie au niveau de l’inconscient aux traces mnésiques du vécu passé (PO, 807-808).

Telle est la tâche de la cure elle-même où il faut que l’agression narcissique (transfert négatif) aussi bien que l’impossibilité de la satisfaction totale du désir (transfert érotique) aient été perçus « réellement » pour que se résorbe la division du Je.

Mais pourquoi l’agression n’y suffit pas davantage, alors que l’objet naît dans la haine ?

Certes, la frustration pulsionnelle libère à coup sûr une part d’agression. Mais toute la difficulté tient au fait que l’agression ne peut jouer aucun rôle séparateur tant que la rétroaction sur le sujet de la souffrance qui en résulte est narcissiquement absorbée sur le versant du masochisme moral grâce à la satisfaction douloureuse. Si l’on veut sortir du périmètre intrapsychique où la frustration pulsionnelle vient satisfaire le narcissisme du moi, si l’on veut sortir de l’impasse d’un conflit qui demeure figé sur un mode répétitif – l’agression libérée étant neutralisée à mesure – la frustration narcissique s’impose :

Le refus du psychanalyste de renvoyer la balle, de satisfaire le masochisme du sujet à défaut de satisfaction active, joint à l’action des forces refoulantes, aboutit, non pas à une certaine désexualisation de la pulsion érotique visant le psychanalyste, mais à une reprise de l’investissement pulsionnel à la fois libidinal et destructeur par le masochisme du Moi. Transposer ce masochisme moral, à la fois intrasystémique et en relation avec l’objet « réel » dont les punitions sont recherchées par des provocations agies, en masochisme désexualisé, élaboré pourrait être l’un des aboutissements de la psychanalyse (R, 736).

En effet, le psychanalyste, en tant que promoteur et gardien des règles de l’analyse, assume effectivement dans la réalité extérieure une part des exigences du surmoi, mais en se distinguant radicalement de celui-ci par son abstention dans la satisfaction du moi du patient et par l’interprétation transférentielle de sa demande inconsciente. Cependant, sous le coup de la frustration narcissique, la relation moi-surmoi se resexualise, comme se resexualisent, au contact de ce juge sévère, les pulsions inhibées quant au but, libérant un quantum de libido érotique qui place le sujet au contact d’une intense angoisse de castration. Départir le fantasme de castration, en tant que produit de la réalité psychique interne de la projection de la haine contre ce castrateur qu’est l’analyste, permettra que se dessine, dans le vécu même, la possible coprésence des contraires, c’est-à-dire la levée du clivage dans la relation à la réalité.

Mais la passe est étroite, écrit Denise Braunschweig, car toute destruction des identifications narcissiques, constitutives du moi et de ses annexes, et responsables des refoulements pulsionnels libidinaux, risque de provoquer une resexualisation massive des pulsions du moi. Elle peut aussi déclencher une hémorragie de la libido narcissique dans un transfert érotique violent. Elle peut enfin être la cause d’une réaction thérapeutique négative par libération d’une part importante de pulsion de mort fixée dans une identification, celle qui constitue le Surmoi par exemple (R, 725).

Ceci déjà laisse à penser que les libérations pulsionnelles supposant une remise en circuit de l’énergie fixée dans les contre-investissements devront avoir pour contrepoint une possibilité de liaison par la libido, de la part de pulsion de mort libérée, dans des représentations sadomasochiques à l’intérieur de la situation psychanalytique. On peut voir là l’une des justifications les plus importantes des règles d’abstinence et de neutralité du psychanalyste. Il est évident qu’une attitude gratifiante de la part de celui-ci rendrait inutilisable cette indispensable reprise dans la relation objectale de la pulsion de mort libérée par levée du contre-investissement. Sans cette levée pourtant il n’y a pas de véritable prise de conscience possible du fantasme inconscient (R, 725).

Néanmoins, l’illusion est bien là, qui a déterminé chez le sujet le fantasme d’une réunion avec un objet érotique et narcissique à la fois. Ce fantasme est celui de l’identification primaire, de l’indifférenciation, de la délivrance du désir, avec son cortège de désillusions et d’angoisses (R, 735). Le processus, qui tend vers l’individualisation du moi et de l’objet et vers la reconnaissance de la réalité intérieure de la menace de castration, doit donc certes suivre un chemin régrédient à mesure que se libère l’agression nécessaire au travail de déstructuration ; mais conjointement, il est nécessaire que le patient dispose d’une certaine faculté de lier cette agression à une pulsion érotique.

Autrement dit il est nécessaire qu’il puisse, à chaque niveau de régression, élaborer un fantasme auto-érotique, ou bien en prêtant au psychanalyste l’attribut correspondant à la pulsion partielle libérée ou bien par un retournement, en s’identifiant lui-même à cet attribut, fantasmé comme condition de la jouissance du psychanalyste (R, 735).

L’enjeu est donc majeur, qui confère à « l’indifférence » du psychanalyste, représentant de la réalité – celle de la scène primitive et celle du monde extérieur –, la capacité de faire vivre a minima la perte de l’objet interne et la défaite narcissique du Moi (R, 783). Mais, au sein de ce processus, la position très spécifique de Denise Braunschweig tient à la façon dont elle envisage la condensation entre indifférence, vide, castration, absence de l’objet et absence de pénis de la mère.

Le Heim, l’analité et la symbolisation du manque

Faire vivre a minima la perte de l’objet, c’est de la part de l’analyste tolérer sans se dérober que la projection vienne combler le vide relationnel ouvert par le retrait d’un objet qui se refuse à occuper le pôle actif dans une activation masochique de la douleur et qui se refuse également à assurer une fonction de pare-excitation ou de censure intégrant l’instinct de mort. C’est aussi permettre que, quand la médiation de la mère a été insuffisante, le hiatus entre l’excitation et la représentation qui ne parvient pas à la lier, se symbolise d’une façon négative (R, 711-12). Le surgissement d’un refoulé qui n’a pas pu s’introjecter, qui n’a pas d’existence symbolique dans le préconscient, car il n’a jamais été préconscient fait en effet percevoir la réalité comme vide, indifférente, absente, comme la représentation exacte de la castration féminine dans l’inconscient. La perception alors s’aiguise et la projection pathologique vient peupler ce vide intolérable de représentations des pulsions projetées (PO, 820) – lesquelles peuvent alors être mises au travail.

Il faudrait là entrer dans le détail de la confrontation remarquablement menée entre les positions de Fain, de Green et de Pasche sur le narcissisme primaire, l’impact traumatique de la réalité primaire et les modalités de formation du symbole négatif quand il se lie au complexe de castration. Ce que Denise Braunschweig en retire, proche en cela des positions de Michel Fain, c’est la condensation entre la béance vaginale et la béance remplie d’excitations indifférenciées et de hurlements, procédant elle-même de la béance d’un pare-excitation primitif inopérant. Mais au fond, l’essentiel est peut-être la manière dont elle articule ensuite l’angoisse de la scène primitive, le trauma et l’effraction du système pare-excitation – tels que Didier Anzieu les a fait apparaître dans les cauchemars analysés par Freud (Anzieu, 1970) – avec ce qu’elle expose à propos de l’étrange familiarité et de l’inquiétante étrangeté,

pensant à la démarche à la fois sûre et hésitante de Freud qui, de l’effroi de la castration, tend vers une zone d’ombre où s’étendent la solitude, le silence, l’obscurité, dont « nous ne pouvons rien dire si ce n’est que ce sont là vraiment les éléments auxquels se rattache l’angoisse infantile qui jamais ne disparaît tout entière chez la plupart des hommes ». […] La solitude, le silence, l’obscurité sont aussi bien l’émergence pulsionnelle qui signe l’absence du couple uni dans le coït, le bruit incidemment perçu ou fantasmé dans une condensation avec l’excitation pulsionnelle interne, perçue également comme bruyante et avec l’aveuglante clarté d’un espace vide (R, 756).

Étrange familiarité, inquiétant que Freud rapporte au Heim,à l’antique terre natale [Heimat] du petit humain, lieu dans lequel chacun a séjourné une fois et d’abord, mais que Denise Braunschweig associe supplémentairement à un texte de Bertram Lewin :

La phrase de Freud selon laquelle, dans le même souffle, la représentation de la castration est refoulée dans l’inconscient, tandis que la réalité de la perception des organes génitaux féminins est consciemment acceptée, traduit très exactement le court-circuitage du préconscient. C’est pourquoi l’assertion de B. Lewin (1948), dont j’ai à maintes reprises constaté la véracité dans les associations de mes patients, assertion selon laquelle pour l’inconscient la réalité ou l’idée de réalité répond à la représentation des organes génitaux féminins, m’a paru le pivot de mon sujet. Il est certain cependant que je n’ai pas exploité ce point de vue d’une manière satisfaisante (PO, 817).

Est-ce si certain ? Car c’est bien de la non-symbolisation du manque apparent chez la femme de l’organe spécifiquement dispensateur du plaisir sexuel lié à l’auto-érotisme œdipien, qu’elle part pour donner à l’analité toute l’importance qu’elle lui accorde.

Ce qui fait de la « castration » de la mère une réalité qui n’est symbolisable par aucun processus direct, c’est que le vagin, organe creux, interne et invisible dans la station debout propre à l’espèce humaine, n’est pas « une petite chose séparable du corps » et en tant que telle susceptible d’entrer dans la chaîne symbolique pénis-fèces-enfant, tous corps susceptibles d’exciter un conduit muqueux dont l’existence n’est perçue que dans l’étroite dépendance de cette excitation. Néanmoins, la présence d’un sphincter anal et les expériences de contrôle sphinctérien permettant la maîtrise de la rétention du contenu fécal fournissent au conduit anal l’opportunité d’une permanence représentative dans la discontinuité des sensations de vide et de réplétion répétées qui autorisent sa symbolisation en tant que contenant. De la même façon, la maternité en tant que contenant-contenu abdominal, voire utérin, retenu longuement et donnant lieu à une expulsion violente, est symbolisable et peut être normalement projetée dans la relation au réel. La projection, affirme Freud, est un mécanisme normal dans la relation au réel à condition que l’individu soit capable de reconnaître l’origine interne de la représentation ou de l’affect projeté (PO, 815).

Et de fait, c’est bien parce qu’elle se situe « à cheval sur l’opposition du narcissisme et des pulsions » que la problématique anale permet de rouvrir le procès de symbolisation, en passant par le caractère persécutant de la projection de la cruauté sur l’analyste en position de surmoi – projection qui inclut évidemment en sous-main le désir d’être pénétré passivement. Mais si elle permet ainsi de rouvrir ce processus, c’est que, parallèlement, l’analité prend en charge les mouvements d’expulsion et de conservation, qui au niveau préverbal procurent le maillage moteur de ce que seront l’admission dans le monde (conscient) ou le rejet dans l’autre monde (inconscient) de la représentation.

Dans l’économie intrasubjective, la relation Moi-Surmoi, de par l’origine pulsionnelle et objectale du Surmoi, lie dans de nombreuses satisfactions sadomasochiques inconscientes Éros et pulsion de mort. Dans la relation à l’objet ce sont les manifestations dérivées de l’érotisme anal, avec les représentations douées de qualités variées, mais absorbant une forte partie des tendances sadiques et masochiques, qui m’ont paru pouvoir fournir la source la plus notable de l’énergie utilisable dans le versant du travail psychanalytique qui exige la déliaison (PO, 805).

Mais là aussi, c’est parce que l’analyste représente l’étranger qu’il peut tout à la fois réveiller les reliquats de la « réalité primaire » et donner figure humaine aux émois sadiques censurés d’emblée. Il est ainsi en position de pouvoir mobiliser transférentiellement la sous-couche du désordre traumatique (condensation de la scène primitive et de la réalité primaire), tout en ouvrant à la possible maîtrise de ce désordre par l’érotisme anal. Autour des expériences de présence et d’absence du contenu fécal – « un contenu qui se reproduit à mesure qu’il se perd » – l’érotisme anal permet, pour les deux sexes, une élaboration des angoisses de castration « en liaison avec les expériences de présence et d’absence de l’objet ». Mais un pas au-delà, si l’on considère comme Denise Braunschweig que le Moi est le cimetière des amours du Ça et [que] le Surmoi reste le mort le plus vigoureux, on saisit pourquoi elle confie aux liens étroits de la « morale » anale avec un surmoi œdipien finalement bien structuré (quel que soit son degré de régression) la récupération d’un « Je » qui a une fonction de regard, de prise de conscience du moi dans un dédoublement de lui-même. Ce « Je » – et elle se réfère longuement à Pasche sur ce point – est le « Je » sujet de l’intentionnalité. C’est lui qui est subjectivement ressenti comme une totalisation de la personne dans le rapport libidinal à l’Autre.

Un second ordre de réalité inéliminable

J’y reviens : est-il si certain que Denise Braunschweig, à propos de la symbolisation, n’a pas exploité le point de vue des organes génitaux féminins d’une manière satisfaisante ? L’affaire, rétrospectivement – dans la présentation orale de son travail –, semble plus compliquée :

À la vérité, il s’agissait moins de modestie que de pudeur, que d’une résistance inconsciente à dévoiler publiquement une « réalité » – que le complexe de castration masculin dote dans le fantasme féminin d’un pouvoir d’effroi, pouvoir évoqué par la dénomination manifeste de « femme phallique » couvrant le contenu latent de femme qui impose l’image de la castration. Ainsi ai-je été conduite à insister davantage sur l’exigence de la symbolisation phallique que sur celle de la symbolisation de la castration alors que la première tire son efficience multiple de la quasi-impossibilité d’établir fermement la seconde (PO, 817).

Et, de fait, le fantasme originaire de la castration, condensant l’absence de la mère avec son absence de pénis n’est pas directement symbolisable. En revanche, l’introjection du fantasme de scène primitive permet cette symbolisation, en remplaçant l’opposition entre absence et présence de pénis par la présence du pénis dans le désir. Le mouvement complexe qui aboutit à la reconnaissance de ce désir suppose non seulement la resexualisation de la relation moi-surmoi via la régression, et la restauration de la fonction de liaison du masochisme primaire grâce à la coexcitation libidinale – avec ce que celle-ci implique de consentement à la passivité. Mais il faut encore que s’affermisse le jeu interne des contraires, c’est-à-dire la coexistence du masochisme et du sadisme. De cette occupation simultanée des positions fantasmatiques opposées – que Denise Braunschweig analyse grâce à la lecture détaillée de « On bat un enfant » et de « L’Homme aux loups » – dépend la ressaisie narcissique du masochisme et du sadisme, en relation avec la désexualisation des objets œdipiens.

Car la désexualisation est bien là, qui prend appui sur cela même que la déstructuration des positions narcissiques avait ébranlé, c’est-à-dire les ressources propres des pulsions inhibées quant au but. Ou plus exactement la neutralité de l’analyste permet sinon une désexualisation à proprement parler du sadisme et du masochisme, du moins

une inhibition quant au but de ces tendances pulsionnelles, suivant un mécanisme voisin de la sublimation. Ces tendances redeviennent ainsi à la disposition du Moi qui peut en faire un usage satisfaisant son narcissisme, en les utilisant à des fins de connaissance de la réalité subjective tant interne qu’externe (PO, 825).

À l’extrême fin de la présentation orale, Denise Braunschweig s’interroge d’ailleurs sur la place privilégiée qu’elle a accordée à la pulsion érotique anale passive par rapport à la passivité érotique d’autres zones érogènes. Ce choix, dit-elle, se justifie en ce que la maîtrise assurée au niveau anal par l’existence d’un sphincter bien représenté dans le psychisme écarte jusqu’à un certain point les menaces de dépersonnalisation par effacement des limites du Moi dans les expériences transférentielles projectives et introjectives (PO, 825). Mais là n’est pas l’essentiel.

Selon elle, l’ordre de réalité conquis grâce à la récupération d’un « Je » qui a une fonction de regard comporte la reconnaissance de l’objet total, différent et séparé du sujet. Il comporte donc nécessairement l’acceptation de la castration en tant que réalité psychique et la symbolisation du manque perçu au niveau des organes génitaux féminins.

Un second ordre de réalité demeure cependant inéliminable, il résulte des limites des capacités de symbolisation du manque par le symbolisme de la castration ; autrement dit, une part plus ou moins réduite de réalité primaire échappe à tout colmatage narcissique et comporte une aspiration libidinale par le vide qu’elle recèle, vide correspondant au maximum du désinvestissement du sujet par l’objet primaire dans la scène primitive, tout autant qu’à l’expulsion du représentant pulsionnel indésirable. Cette aspiration libidinale remet en vigueur des possibilités de plaisir érotique étendues et non censurées. Le Je avec l’Autre, dans l’unité du Moi en tant que réservoir de la libido, qui circule alors librement du sujet à l’objet (et inversement), sans opposition entre la part narcissique et la part objectale, doit pouvoir se doubler du désir de jouir au moyen d’un autre (ou d’une autre) en raison de tel attribut limité et précis qui assure, par un déplacement de valeur, la jouissance la plus grande possible. La conservation souhaitable de cette petite part de réalité non symbolisée débouche sur deux grands thèmes inséparables de la notion de réalité en psychanalyse et que je n’ai cependant pas traités. À vrai dire j’aurais tout aussi bien pu décider de leur consacrer la totalité de mon rapport et considérer les autres aspects en référence à ces thèmes. Je veux parler, vous l’avez deviné, de l’art d’une part, de la féminité d’autre part, ou encore du rôle du fétichisme dans la sublimation et la perversion (PO, 827).

Ainsi Denise Braunschweig concluait-elle ce parcours difficile et passionnant. Pour tout avouer, mon très grand regret est de n’avoir pas connu plus tôt ce texte. Tout d’abord à cause de son extrême richesse et de l’ampleur de ses références. Ensuite parce que l’angle de vue annoncé, la théorie de la technique, est tenu de part en part : impliquant à la fois l’économie de l’adresse transférentielle et l’économie de l’écoute de l’analyste. Enfin parce qu’il y a grandement matière à discussion – ce dont il ne m’est pas possible de rendre compte en si peu de pages. Juste un exemple à propos de la lecture de l’Abrégé. Soulignant que la dernière théorie des pulsions n’a pas été accompagnée par Freud d’une véritable réélaboration de la théorie de la technique, Denise Braunschweig critique fortement le conseil freudien selon lequel, face à la faiblesse du moi du patient, l’analyste doit passer un « contrat d’aide » consistant dans le transfert d’un investissement narcissique de la part du patient sur l’analyste : ce transfert d’autorité soutiendrait un transfert positif de base. L’ombre de Strachey et du surmoi auxiliaire planent sur cette lecture qui par ailleurs relève l’importance technique accordée par Freud à la menace de la désintrication pulsionnelle. Reste que Denise Braunschweig y voit une facilitation offerte d’emblée aux gratifications dont peut s’emparer le masochisme moral du patient. Pourquoi ne fait-elle aucune place au retournement de la relation entre surmoi et ça décrit par Freud quand soudain le moi du patient se raidit contre la suggestion, que le transfert d’autorité réactualise autant l’amour que la haine et que l’action du ça s’engouffre dans la brèche même du surmoi ?

Oui, décidément, on aurait aimé débattre en détail avec elle.

Laurence Kahn est psychanalyste, membre titulaire formateur de l’APF.

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[1] Les commentaires de L.K. sont en caractères romains ; les extraits du texte de Denise Braunschweig sont en italiques, référencés tantôt PO pour « présentation orale » et R pour « rapport » suivi du numéro de la page.

[2] Rapport au XXXIe Congrès des Psychanalystes de langues romanes (Lyon, juin 1971). Rev Fr Psychanal 35(5-6) : 655-828, 1971.

[3] Aussi bien dans « Pulsions et destins de pulsions » que dans l’Abrégé.

Visuel d’ouverture: Denise Braunschweig.

Vignette: Laurence Kahn.