La Revue Française de Psychanalyse

La Rfp : mémoire et avenir de la psychanalyse

La Rfp : mémoire et avenir de la psychanalyse

Créée en même temps que la Société psychanalytique de Paris (SPP) le 4 novembre 1926, la Revue française de psychanalyse (Rfp) paraît pour la première fois en juillet 1927, il y a 90 ans. Ce premier numéro publie également le compte-rendu de la première Conférence des psychanalystes de langue française qui s’est tenue le 1er août 1926 à Genève, avec des rapports de René Laforgue « Schizophrénie et schizonoïa » et de Charles Odier « Contribution à l’étude du surmoi et du phénomène moral ». On voit que la Revue s’inscrit d’emblée dans le mouvement des idées psychanalytiques de l’époque. Pourquoi la psychanalyse prend-elle forme seulement à ce moment en France ?

Introduite par les psychanalystes immigrés à Paris, Eugénie Sokolnicka en particulier, la psychanalyse va rencontrer en France une double opposition dans un pays qui se relève juste de la Première Guerre mondiale avec un vif sentiment anti-allemand, et dont l’affaire Dreyfuss a révélé l’antisémitisme. Une partie des psychiatres français rêve de « franciser » la psychanalyse et un autre conflit existe entre médecins et non médecins. Accueillie dans le service de Saint-Anne du Professeur Henri Claude, Eugénie Sokolnicka, non médecin, y sera remplacée par le Dr René Laforgue – qui avait été quelques mois son patient… Marie Bonaparte, porteuse à la fois de la confiance de Freud et du nom le plus rassurant qui soit pour le nationalisme français, va réussir à fédérer le mouvement psychanalytique français et à l’organiser dans la Société psychanalytique de Paris. Mais elle n’est pas médecin pour autant et la deuxième page du numéro 1 de la Rfp en témoigne, ne lui confiant que la partie non médicale de la Revue. La Rfp cesse de paraître après le numéro 2 de 1939. Elle ne reparaîtra qu’en 1948, republiant les articles du dernier numéro d’avant-guerre[1]. Les archives de la SPP disparaissent pour toujours. De ce fait, seule la Rfp garde la mémoire de la psychanalyse française d’avant-guerre, patrimoine commun à toutes les branches futures de la psychanalyse française.

 

Les tout premiers numéros

En 1927, les premiers psychanalystes français sont pleins d’enthousiasme et ne doutent de rien, ne s’imposant aucune limite dans l’application de la théorie psychanalytique. Dans le numéro 1, Allendy se penche sur « les éléments affectifs en rapport avec la dentition », quand Marie Bonaparte fait de la criminologie psychanalytique  dans « le cas de Mme Lefebvre ». Mais il est aussi question de dépersonnalisation (A. Hesnard) et le « Moïse de Michel-Ange » de Freud est traduit. Par une traduction de Delves Brougnton, le numéro 3 nous instruit des « Vues analytiques sur la vie des abeilles et des termites ». Mais y figure aussi « Le choix des trois coffrets » de Freud. Sophie Morgenstern publie « Un cas de mutisme psychogène » où elle utilise les dessins d’un enfant mutique dans le traitement psychanalytique. Ce document a un charme particulier par son travail de pionnier, par la présence des dessins pliés en quatre dans l’exemplaire de l’époque, avec le nom de famille de l’enfant sur l’un d’eux. Sophie Morgenstern, comportementaliste s’il le faut avant l’heure, tente d’acheter la parole de son petit patient avec des friandises, puis le menace du cachot ; ou prend les autres patients et pas lui pour le faire céder ! Rien n’y fait et elle continue judicieusement de le laisser dessiner. Et c’est lui qui lui apprend le transfert, alors qu’elle était déjà émerveillée de voir dans ses dessins se livrer l’inconscient de son petit patient, quand il commence à parler et lui révèle que le personnage allongé à qui « un chirurgien coupe un bras avec un couteau-hache » n’est autre… que la doctoresse Morgenstein à qui l’on coupe les mains « qui sont mauvaises parce qu’elles ont fait des saletés » ! Dans le numéro 4, Georges Soulie de Morant s’intéresse aux « Rêves étudiés par les chinois »…

En 1928, la Revue publie Freud et Ferenczi, mais aussi l’article d’Allendy sur l’eczéma, montrant un intérêt précoce pour les symptômes psychosomatiques, et celui de Marie Bonaparte sur « l’identification d’une fille à sa mère morte ».

En 1929, on trouve tout autant « La psychologie raciale et les origines du capitalisme chez les primitifs » de Géza Roheim, que des articles sur la sexualité féminine (Jones), la prédisposition à la névrose obsessionnelle (Freud), l’argent et les névrosés (Odier), « Un petit accès de kleptomanie larvée » (Marie Bonaparte) ou « les mécanismes d’autopunition » (Laforgue). Mais la psychanalyse appliquée est présente avec le «  Le tournant décisif de la vie de Napoléon »  de Ludwigs Jekels, ou des « Considérations psychanalytiques sur l’art moderne » par Jean Frois Wittmann. Anna Freud et Mélanie Klein sont publiées dans les numéros 3 et 4 de 1930. On voit que les traductions ouvrent d’emblée la psychanalyse française aux travaux étrangers avec les deux courants de la psychanalyse d’enfant anglaise tout en poursuivant la traduction des textes freudiens : « Schreiber » et « L’homme aux rats » sont traduits en 1932. Rudolph Lœwenstein, à cette époque, est très freudien en cette période parisienne quand il étudie « un mécanisme autopunitif ». Analyste de nombreux analystes français, dont Jacques Lacan et Sacha Nacht, il deviendra une fois émigré aux États-Unis l’un des fondateurs de l’ego-psychology. Laurence Kahn[2] a récemment souligné à propos de Hartmann combien l’expérience de la montée du nazisme et de la faillite de la raison face aux pulsions destructrices en Europe était déterminante dans le centrage de ce courant sur le moi. Signalons aussi  des points de vue personnels ambitieux : ainsi « Or et capital : remarques psychanalytiques sur le régime capitaliste » de René Laforgue dans le premier numéro de 1932. Sacha Nacht, très présent dès les débuts de la SPP, publie son article sur le masochisme en 1938 dans le numéro 2. Daniel Lagache, quant à lui, travaille sur le deuil et les « idées d’infidélité homosexuelle dans la jalousie » dans le numéro 4. Ils seront opposés dans la scission de 1953, dont l’enjeu sur la psychanalyse à l’université prolonge la question des médecins et des non-médecins. Marie Bonaparte poursuit l’application de la psychanalyse à différent thèmes, du « Scarabée d’or d’Edgar Poe » à « De l’élaboration et de la fonction de l’œuvre littéraire », mais étudie aussi des d’autres sujets  : « deuil, nécrophilie, sadisme » en 1932. Si « Métapsychologie » n’est publié qu’en 1936, les traductions de Freud peuvent être plus rapides, ainsi « Malaise dans la civilisation » l’est en 1934 et « Analyse terminée et analyse interminable » est traduit en 1939. L’œuvre de Freud est ainsi, grâce à la Rfp, partiellement accessible en français avec une indiscutable hétérochronie. Lacan n’aura pas tort d’inciter à un « retour à Freud » mais eût pu tout aussi bien proposer une découverte de la cohérence et de l’évolution de sa pensée. Seul indice avant-guerre des futurs conflits, l’article critique de Pichon sur Lacan : « la famille devant M. Lacan » paraît dans le numéro 1 de 1939.

La publication s’arrête avec le numéro 2 de 1939 dont le sommaire ne rend aucunement compte de ce qui se prépare en Europe, avec par exemple l’étude du « Chahut à l’école » d’Allendy, « Quetzalcoatl : le dieu-serpent à plumes de la religion Maya-Atzèque » de Celes Ernesto Carcamo et « La Vénus de Willendorf » de Max Cohen. Mais la théorie et la clinique sont aussi présentes avec un article de Nacht sur les fonctions du moi dans la technique psychanalytique et d’Odette Codet sur trois cas d’anorexie mentale. John Leuba s’intéresse à la « Batrachomyomachie[3] : document pour la défense et l’illustration du thème œdipien. »

La Rfp reparaît en 1948, dont le numéro 1 reprend  les articles que nous venons de citer du sommaire du dernier numéro de 39 dans une suture émouvante de la déchirure de la guerre. Dans le numéro 3, Nacht et Lacan s’oppose sur « l’agressivité en psychanalyse » et Maurice Bouvet publie son premier article : « L’importance de l’aspect homosexuel du transfert dans le traitement de quatre cas de névrose obsessionnelle masculine. » Bouvet, – analyste de Michel de M’Uzan et d’André Green – aura une place importante dans la psychanalyse française, malgré une vie écourtée par la maladie. Il insistera sur la dépersonnalisation et introduira le concept de « distance à l’objet », entre objet du transfert et objet fantasmatique.

En 1952-1953, le comité de rédaction de la Rfp réunit Marie Bonaparte, Michel Cénac, Jacques Lacan, Sacha Nacht, Charles Odier et Marc Schlumberger, avec comme rédacteur en chef Daniel Lagache. La scission de 1953 viendra de l’opposition entre Nacht et Lagache sur la psychanalyse à l’université. Lacan suivra Lagache, et c’est dans un second temps qu’il prendra une position prééminente parmi ceux des psychanalystes français qui s’étaient séparés de la SPP, eux-mêmes assez rapidement pris dans des scissions successives, avec le retour d’une partie d’entre eux au sein de l’Association Psychanalytique Internationale et la création de l’Association psychanalytique de France.

La période qui suit a une fécondité paradoxale pour la psychanalyse française, dont témoigne la Rfp pour la SPP. Si les dissidents n’y publient plus, et que les lacaniens sont rarement cités, le débat intellectuel en est particulièrement stimulé. La psychanalyse est alors très en vogue dans le milieu intellectuel français, suscitant des vocations parmi ses brillants espoirs. L’effervescence de 1968 s’emparera aussi de la SPP, remettant en cause la hiérarchie dans la formation, suscitant en retour une vive réaction de Janine Chasseguet-Smirgel et Bela Grunberger dans un ouvrage publié sous un pseudonyme. De belles controverses vont s’inscrire dans la Rfp : ainsi entre Francis Pasche et Serge Viderman sur la vérité historique. Des penseurs originaux s’affirment, comme André Green, qui développera une œuvre considérable. Il ne renie pas ce que Lacan lui a apporté et s’appuie sur la seconde théorie des pulsions freudienne en précisant la fonction désobjectalisante de la pulsion de mort. Alors que d’autres, Michel de M’Uzan par exemple, refusent d’utiliser la pulsion de mort. Ce dernier, avec Pierre Marty, Christian David et Michel Fain développent l’École de Paris de psychosomatique. André Green favorise l’intérêt des psychanalystes français pour Bion, qu’il invite à Paris et pour Winnicott. Avec René Diatkine et Serge Lebovici, une psychanalyse de l’enfant se crée d’une manière assez cohérente. Là encore, cela n’empêche pas un courant kleinien d’avoir en France droit de cité, avec Florence Guignard et Jean Bégoin. Les psychanalystes poursuivent hardiment l’exploration psychanalytique des psychoses, depuis « la théorie psychanalytique du délire » (Nacht et Racamier), les travaux de Francis Pasche, René Diatkine, d’Evelyne et Jean Kestemberg ou ceux de Benno Rosenberg. La Rfp publie les grands rapports au congrès « des langues romanes » (puis « des psychanalystes de langue française ») qui jalonnent les étapes de cette créativité. Michel Fain, (Prélude à la vie fantasmatique, 1971, numéros 2-3) et Denise Braunschweig (Psychanalyse et réalité, 1971, numéros 5-6), séparément et ensembles ont inflencé la psychanalyse française d’une manière assez discrète mais profonde qu’il est important d’identifier. Michel Fain est l’un des auteurs qui est le plus intervenu dans la Rfp. La psychanalyse française a souligné la valeur organisatrice de l’analité pour le psychisme. Bela Grunberger en particulier, comme dans le numéro 2 de 1960. En revanche un autre défenseur de la place centrale de l’analité est resté absent de la Rfp : Jean Favreau n’écrivait pas et son enseignement était transmis oralement, avec un grand talent de conteur. Jean-Luc Donnet, qui lui succéda comme directeur du Centre de Consultations et de Traitements Psychanalytiques de la SPP a, au contraire, publié une œuvre dans la Rfp, un des points de départ de ses ouvrages.

La psychanalyse est aujourd’hui contestée, les surfaces que lui consacrent les librairies diminuent, des revues de psychanalyse disparaissent. Il est d’autant plus important que la Revue française de psychanalyse puisse accueillir les travaux et recherches des psychanalystes français et étrangers et les diffuse, y compris grâce à ce site. Les thèmes des numéros publiés à l’avance assurent l’ouverture aux nouveaux talents. Il est aussi essentiel pour défendre la psychanalyse que la Revue soit authentiquement soutenue par l’engagement de ses lecteurs et que leur fidélité militante en fasse des abonnés pour poursuivre le développement  d’un espace de réflexion, d’interrogation et de confrontation sur la vie psychique, la cure psychanalytique et les évolutions de la culture et du monde.

L’équipe rédactionnelle actuelle, comité de rédaction et responsables d’édition développe une politique d’ouverture qui accompagne l’évolution de la psychanalyse et du monde, en continuant d’approfondir questions métapsychologiques et cliniques de la cure, sans oublier les interfaces avec les autres sciences humaines.

> Ce patrimoine est aujourd’hui le vôtre, grâce à la numérisation de la Rfp de 1927 à 2000 par la Bibliothèque Nationale de France. Vous avez accès à la Rfp du XXe siècle chez vous grâce au site Gallica de la BNF.

On accède plus aisément à un article précis par une recherche sur le site de la Bibliothèque Sigmund Freud. Une icône donne alors accès à sa numérisation sur Gallica.

> Pour célébrer les quatre-vingts ans de la Revue, j’avais sélectionné une trentaine de grands textes pour un numéro spécial qui sont désormais accessibles directement en ligne. Ils témoignent de la vivacité de la pensée de nombreux auteurs. Avec Chantal Lechartier-Atlan, directrice adjointe de la Rfp, nous avons ensuite proposé une nouvelle sélection d’« Avancées freudiennes » qui rende compte des travaux publiés entre 1954 et 2009.

 

Denys Ribas
Ancien directeur de la Rfp, Président de la Société psychanalytique de Paris.

[1] Dans un film que l’on peut voir sur le site de la SPP, Ambre Benkimoun a retracé ces premières années de la SPP et de la Rfp, entre deux guerres mondiales, à partir des travaux d’Alain de Mijolla et d’Élisabeth Roudinesco.

[2] L. Kahn, La lutte à mort, Rfp, 2016, n°1, p. 65-91.

[3] Combat des rats et des grenouilles, titre d’un poème attribué à Homère