La Revue Française de Psychanalyse

Freud dans le texte

Freud dans le texte

FREUD DANS LES TEXTES | Numéro 2023-4

Lettre du 27 mai 1937 de Sigmund Freud à Marie Bonaparte.
Marie Bonaparte-Sigmund Freud, Correspondance intégrale 1925-1939 (2022). Édition établie et annotée par Rémy Amouroux.
Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Paris, Flammarion : 925-926. Publié avec l’aimable autorisation des Éditions Flammarion.

Vienne XIX Strassergasse 4
27 mai 1937

Ma chère Marie,
J’ajoute la réponse à votre question théorique.

Tout ce sujet n’a pas encore été traité avec soin. Ce que j’ai exprimé à ce propos dans mes textes antérieurs n’entre pratiquement pas en ligne de compte, parce que prématuré et accessoire. Si je considère la question aujourd’hui, elle m’apparaît comme suit[1].

La sublimation est un concept qui intègre un jugement de valeur. En réalité, il s’agit d’une application à un autre domaine dans lequel il est possible de réaliser des prestations dotées d’une valeur sociale supérieure. Il faut ensuite reconnaître que ce type de diversion à l’égard du but de la destruction, et d’utilisation de la pulsion de destruction au profit d’autres réalisations, est très abondamment démontrable. Toute activité de reconstruction et de transformation dirigée vers l’extérieur revendique aussi une fraction d’intention destructrice et apporte par conséquent une contribution de la pulsion à l’égard du but originel de la destruction. Nous le savons, même la fonction sexuelle ne peut être mise en œuvre sans contribution agressive. Dans les combinaisons régulières – les mélanges – des deux pulsions, on trouve un fragment de « sublimation » de la pulsion de destruction.

On peut enfin considérer le désir de savoir lié à la pulsion de recherche comme une sublimation à part entière de la pulsion d’agressivité et de destruction. Dans la vie intellectuelle en général, la pulsion revêt une grande importance en tant que moteur de toute distinction, négation et condamnation.

L’intériorisation de la pulsion agressive est bien entendu le pendant de l’extériorisation de la libido, quand elle passe du moi aux objets. Il y aurait bien une jolie représentation schématique selon laquelle, au début de la vie, toute libido est dirigée vers l’extérieur et toute agressivité vers l’intérieur, et que cela change peu à peu au fil de la vie. Mais ce n’est peut-être pas exact.

Le plus difficile à évaluer, c’est le refoulement de l’agressivité. On sait qu’il n’est pas difficile de constater une hostilité « latente », mais il reste à savoir si cet état de latence est dû au « refoulement » ou à autre chose. Le plus habituel, c’est que cette agressivité soit conservée de manière latente ou refoulée par un fragment de compensation réciproque, c’est-à-dire par un investissement amoureux. On se rapproche du thème de l’ambivalence, qui est encore fort énigmatique. Pardonnez-moi cette conférence !

Cordialement,
Votre Freud

[1] Bonaparte reprend en grande partie – parfois des passages entiers – cette lettre dans sa sixième leçon de l’ITI qu’elle a publiée d’abord sous forme d’article dans la RFP puis en livre en 1934. À titre d’exemple, on peut comparer le passage qui suit avec cet extrait du texte de Bonaparte : « La “sublimation” est un concept impliquant un jugement de valeur. À proprement parler, cela veut dire que l’instinct s’emploie dans un autre domaine où des réalisations de valeurs sociales se trouvent possibles. Or de tels détournements de l’agression et des utilisations à d’autres fins de cet instinct se manifestent sur une grande échelle. Toute activité qui modifie quelque chose dans le monde extérieur se sert d’intentions agressives et détourne par-là de son objectif primitif quelque chose de l’instinct d’agression » (ITI [(Bonaparte M., Introduction à la théorie des instincts. Paris, Puf, 1951], p. 91).