La Revue Française de Psychanalyse

2023, Tome 87-4

2023, Tome 87-4

DANS CE NUMÉROAUTOUR DU THÈME
Résumés des articlesEntretien avec Laurence Kahn
Éditorial
Freud dans le texte
Thème : Les sublimations
DOSSIER : MARIE BONAPARTE-SIGMUND FREUD, CORRESPONDANCE INTÉGRALE 1925-1939
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Éditorial

« Ma chère Marie,
J’ajoute la réponse à votre question théorique [l’agressivité peut changer sa tournure mais ne se laisse pas sublimer ou refouler].
Tout ce sujet n’a pas encore été traité avec soin. Ce que j’ai exprimé à ce propos dans mes textes antérieurs n’entre pratiquement pas en ligne de compte, parce que prématuré et accessoire. Si je considère la question aujourd’hui, elle m’apparaît comme suit.
La sublimation est un concept qui intègre un jugement de valeur […] »
Sigmund Freud à Marie Bonaparte, le 27 mai 1937.

Avec ce titre, « Les sublimations », qui a fait l’objet du colloque René Diatkine d’octobre 2022 auquel ce numéro de la Revue française de psychanalyse est en partie consacré, Jean-Louis Baldacci avait choisi de remettre au travail, pour la troisième fois dans le cadre d’un colloque de Deauville, la question laissée en suspens par Freud, mais au pluriel. Pluriel amplement légitimé par les trois conférenciers, et à leur suite par les auteurs, qui déploient leurs interrogations entre sublimations d’exception ou ordinaires, tempérées ou délétères, élaboratives pour la psyché ou insuffisantes, voire traumatiques, performatives ou idéatives, créatrices d’objet culturels par transformation de matériaux concrets ou pas, articulées à la désexualisation, à l’identification ou de manière plus problématique à l’idéalisation. Autant de propositions relatives à la valeur fonctionnelle des sublimations dans l’économie psychique entre valeur sociale et individuelle, indissociable, aussi bien à l’échelle individuelle que collective, des contradictions inhérentes au processus – à la fois au plus près du pulsionnel et de sa transformation –, des renversements qualitatifs et de l’ambiguïté sémantique de la notion de « valeur » sociale dont la forme extrême éclate dans l’idéologie national-socialiste à l’opposé de la construction civilisatrice freudienne.

Le deuxième évènement de ce numéro est un Dossier consacré à la sortie en octobre 2022 de la première édition de la Correspondance intégrale 1925-1939 entre Marie Bonaparte et Sigmund Freud, réunissant les principaux artisans de cette publication d’envergure autour d’une figure majeure de l’histoire de la psychanalyse, tout particulièrement pour la SPP et la Rfp, mais aussi de l’histoire des femmes au xxe siècle et de leur rapport aux sublimations.

Enfin, des Rubriques diversifiées s’attachent au contre-transfert, ou à des questions de société très actuelles, mais donnent aussi toute sa place à la sublimation littéraire dans sa fonction de tissage inextricable de l’individuel et du collectif dans le traitement des ombres les plus terrifiantes de l’Histoire.

Quant aux Revues de l’actualité des publications, elles complètent le dossier et nous rappellent aussi les incertitudes et les croisements tant théoriques que sociétaux auxquels la psychanalyse reste confrontée.

Martine Girard
Directrice adjointe de la Rfp.

Argument « Les sublimations »

Jean-Louis Baldacci*
46 rue de la Clef, 75005 Paris – jlbaldacci@gmail.com

Deux précédents colloques de Deauville ont déjà abordé le thème de la sublimation. Le premier, en 1997[1], à propos de la finalité de la cure et le second, en 2016[2], interrogeait les rapports de la transitionnalité et de la sublimation. But et objet de la sublimation, projet et productions ont donc déjà animé nos échanges. Particulièrement problématiques étaient apparus le singulier du but – celui d’une satisfaction détournée – et le pluriel des objets créés. Quant à l’origine, la source pulsionnelle du processus, restait à savoir si elle pouvait se suffire du singulier étant donné le polymorphisme de la sexualité infantile. Diversité des œuvres de culture et polymorphisme pervers nous ont donc fait choisir de remettre la sublimation sur le métier, mais cette fois au pluriel.

Certes, Freud fait de la sublimation au singulier associée au refoulement et à l’identification l’un des trois piliers nécessaires à l’édification du moi. Le refoulement en déterminerait la topique, la sublimation l’économique, et l’identification ouvrirait à la représentation dynamique et conflictuelle produite par l’équilibre instable des deux premiers processus. Car cet équilibre est difficile à trouver. Le refoulement essaie de contenir le pulsionnel lorsqu’il se heurte à l’impossible et à l’interdit. La sublimation essaie de traiter ce qui de la pulsion ne peut trouver d’issue dans la seule expérience de satisfaction. Elle utilise pour cela la désexualisation, le détour et la resexualisation via le corps et le langage de l’investissement d’objets de remplacement. Enfin, l’identification[3] ouvre la soupape imaginaire de la représentation et du rêve pour soutenir l’action adéquate vers l’objet. Mais ces trois mécanismes sont profondément intriqués et l’altération de l’un vient entraver les deux autres. En particulier, trop ou pas assez de refoulement, des objets externes trop semblables voire trop différents, viennent troubler le couple désexualisation/resexualisation à la base du processus sublimatoire et contrarier l’issue identificatoire et la mise en représentation.

Dans l’attente du possible, la sublimation essaie de trouver l’issue en créant et en utilisant des objets de substitution susceptibles de participer à la construction identitaire du moi grâce à la reconnaissance sociale qu’ils peuvent susciter. En fonction des dons, des fixations traumatiques et des complaisances du hasard s’ouvre le champ de ce que Freud nomme « les innombrables sublimations ». Parmi celles-ci se dessinent des types de sublimations qui font écho aux grandes étapes de la genèse du moi : sublimation par la magie de l’illusion, sublimation religieuse et guerrière, sublimation artistique participant au deuil de l’objet perdu. Dans ce parcours, la sublimation prend effectivement de multiples formes, mais conserve un but, toujours le même : préserver l’intégrité́ narcissique tant individuelle que collective en accord avec les exigences pulsionnelles. Sur cette base narcissique se rencontrent histoire individuelle et histoire culturelle, comme s’influencent réciproquement les aléas du travail de culture et les sublimations personnelles.

Magie, conquête, deuil, à chacune de ces étapes, un dénominateur commun : celui de la recherche d’une indépendance et d’une toute-puissance : toute-puissance de la pensée magique et de l’hallucination, toute-puissance de la croyance et de l’exploration motrice volontiers sadique et destructrice, toute-puissance de la créativité́ et de la représentation. On conçoit alors qu’avec une telle valence narcissique fondée sur la recherche de l’omnipotence, le processus sublimatoire qui devait se limiter au traitement d’une part du pulsionnel – celle qu’il est impossible de satisfaire – puisse déborder sa mission et se révéler dangereux. Particulièrement, sa seconde étape, celle de la soumission à la dictature imagoïque, religieuse et/ou militaire, qui vise la destruction de l’étranger ou du différent pris pour responsable des misères traversées. Serait-il possible de s’opposer à ce risque au moyen d’une dictature de la raison comme celle évoquée dans Pourquoi la guerre (Freud 1933b/1995) ? Mais comment y parvenir ? Même au plan individuel, si l’on se reporte à L’analyse avec fin et sans fin, Freud (1937c/2010) ne partage pas l’optimisme ferenczien concernant les effets de la cure.

Reste peut-être la magie de l’art comme condition du travail de culture. Art et culture participeraient-ils au franchissement de la seconde étape, à la transformation de la haine en lien fraternel grâce à la sublimation de l’homosexualité́ ? Permettraient-ils de composer avec le roc biologique de la différence des sexes ? La masse pourrait-elle alors devenir peuple, se passer des tyrans, tolérer l’épreuve de vérité, accepter de chercher, donner une éthique à la science et laisser l’individu libre d’aimer ? Le rire, les larmes, la peur, le jeu, la tendresse et l’humour sur fond de jouissance esthétique seraient-ils les signes d’une resexualisation sublimatoire réussie, ceux d’une représentation tragicomique partagée du trauma ?

Mais ces considérations interrogent alors les conditions de la poursuite de la trajectoire sublimatoire. Comment devient-il possible de tolérer successivement la désillusion, la désidéalisation, la désidentification et l’impersonnalisation surmoïque, de passer de l’un à l’autre et de supporter ces franchissements ? Au plan du langage, ceux-ci seraient-ils nécessaires au passage de l’analogie associative au symbole ? Quel rôle alors donner aux objets et aux circonstances ?

Au cours de ce colloque, nous travaillerons les différentes facettes du processus sublimatoire tant au plan individuel que collectif, et interrogerons les dangers auxquels il expose. Nous nous poserons en particulier la question de savoir si le travail psychanalytique, à son échelle, participe bien à cette mise en représentation et au travail de culture.

Références bibliographiques

Freud S. (1933b [1932]/1995). Pourquoi la guerre ? Lettre de Freud à Einstein. OCF.P, XIX : 69-81. Paris, Puf. Freud S. (1937c/2010). Analyse finie et analyse infinie. OCF.P, XX : 13-55. Paris, Puf.

* Psychiatre, psychanalyste, membre titulaire formateur de la Société psychanalytique de Paris. Il a été Médecin directeur du Centre de consultations et de traitements psychanalytiques Jean Favreau de 2000 à 2015, expérience dont rendent compte ses travaux sur la consultation psychanalytique.

[1] Rev fr psychanal 1997 62(4)
[2] Rev fr psychanal 2017 81(3)
[3] Identifier, imiter, jouer, s’identifier.

Sommaire

THÈME : LES SUBLIMATIONS

Jean-Louis Baldacci – Argument. Les sublimations

Laurence Kahn – L’heure zéro. Mythe, déréalisation, fondation
Laurent Danon-Boileau – Quelles sublimations ? Quels équilibres ?
Claire Maurice – « Passions et destins des passions » : Quelle(s) issue(s) sublimatoire(s) ?
Sylvie Pons Nicolas – Sublimations et deuil. Avatars de la trajectoire d’un processus
Emmanuelle Chervet – Nécessité et insuffisance des sublimations
Bernard Chervet – Contribution à la métapsychologie de la sublimation
François Richard – Contradictions dans la sublimation 1923-2023
Anouk Driant – La Reine du Crime. Jeu et… fin de partie
Philippe Givre – Sublimations performative et idéative à l’adolescence


DOSSIER – MARIE BONAPARTE-SIGMUND FREUD, CORRESPONDANCE INTÉGRALE 1925-1939

Martine Girard et Pascale Navarri – Présentation
Rfp – Entretien avec Mary Leroy
Cécile Marcoux – Traces de bibliothèques
Rémy Amouroux – La tentation psychobiographique. Autour des archives de Marie Bonaparte
Olivier Mannoni – Entre toutes les langues. Marie Bonaparte et Sigmund Freud, un dialogue sur tous les registres
Emmanuelle Chervet – La correspondance Sigmund Freud-Marie Bonaparte : un parcours d’analyse en plusieurs temps

RUBRIQUES

Psychanalyse et littérature
Monique Selz – Thésée, sa vie nouvelle, ou comment vivre avec ses morts sans en mourir ?
Clinique et pratique psychanalytiques
Anne-Valérie Mazoyer et Vincent Estellon – Deuil et amour. Apports du vécu du deuil à l’analyse du transfert (amoureux) et du contre-transfert
Psychanalyse et questions actuelles
Jean-Baptiste Marchand – Nouveaux propos sur le genre en psychanalyse : un inconscient genré, crise ou révolution ?

REVUES

Revue des revues

Michel Sanchez-Cardenas – International Journal of Psychoanalysis 3 et 4, 2022
Hede Menke-Adler – Journal für Psychoanalyse 62, 2022 : « Intérieur, extérieur et entre les deux »
Benoît Servant – [in analysis] 6 (1, 2 et 3), mai, novembre et décembre 2022
Geraldine Troian – Trieb 21(1), 2022 : « Témoignage »

Revue des livres

Marilia Aisenstein – When the body speaks (Lorsque le corps parle), de Donald Campbell and Ronny Jaffé (ed.)
Dominique BourdinÉcrits intimes de psychanalystes pendant la pandémie. Journal de voyage en Confinia, de Monica Horovitz et Piotr Krzakowski (dir.) avec la participation de Janine Puget
Martine Girard Marie Bonaparte-Sigmund Freud Correspondance intégrale 1925-1939
Vassilis KapsambelisPsychanalyse et neurobiologie. L’actuelle croisée des chemins, de Bernard Brusset
Boris Wiseman Incertitudes en psychanalyse, de Jean-Yves Tamet (dir.)